Mattia Scarpulla est d’une douceur
apaisante et d’une polyvalence assumée. Cet intello créatif s’intéresse à la
danse, à la poésie, à la nouvelle, au roman. Maintenant enraciné au Québec, son
esprit curieux le pousse parfois vers l’Europe. Il a été publié en France, en Italie
et au Québec. J’ai cru bon vous le présenter. Nous le remercions d’emblée de se
prêter à cet entretien.
Mattia, vous êtes
originaire de Turin (Torino), sise dans les Alpes, c’est déjà un peu la France ?
Torino est située près de la frontière
avec la France. Le dialecte piémontais pourrait ressembler dans sa sonorité et
dans son vocabulaire à la langue française. Pourtant, ce n’est pas ma Torino. Ma
Torino est multiculturelle, nuancée par les origines de personnes arrivant d’autres
régions italiennes et arrivant aussi des pays de l’Afrique du Nord et de l’Europe
de l’Est. Ma génération ne parlait presque plus, ou peu, les dialectes
italiens, parlait un seul italien, et pratiquait l’anglais et le français. Au
XIXe siècle, la puissante nation de la France a contribué à l’unification étatique
de la péninsule italienne. Mais pour moi, à l’adolescence, la France (Paris) identifiait
le lieu de vie d’écrivain.e.s et une possibilité de voyage et de vie.
Votre fascination
pour la danse est-elle apparue avant celle pour la littérature ?
Grâce à mes parents, j’ai été toujours
un lecteur passionné. J’ai écrit de la poésie à l’adolescence. À l’époque, j’avais
une idée romantique, mythique, de l’artiste. C’était une façon de me protéger, de
ne pas regarder la réalité qui m’entourait. Maintenant, la création me sert à voir,
atteindre, capter, critiquer, questionner la société.
La rencontre avec la danse s’est faite
par hasard : à la fin de l’école secondaire, j’ai choisi Arts de la scène
et non littérature ou philosophie pour mes études universitaires. En effet, à l’université
de Torino, le cursus en Arts de la scène était en pleine expansion, alors que
les études littéraires stagnaient. À la première session, je me suis inscrit au
cours Histoire de la danse et du mime. Je me suis aussitôt passionné pour
les traditions et les pratiques. J’ai intégré une compagnie de danse-théâtre
universitaire. J’ai essayé de voir tous les spectacles qui étaient proposés à
Torino, où, dans les années 1990, on proposait une programmation assez restreinte.
Ensuite, en France, puis en Belgique, j’ai pu me nourrir à volonté de toute
sorte de créations en danse (en France, les billets étaient aussi plus accessibles
– même, aujourd’hui, par rapport au Québec).
Avez-vous déjà
dansé du ballet et de la danse contemporaine ?
Pour moi, oui. J’ai suivi des cours dans
différentes disciplines dansées. Mes plus beaux souvenirs : des cours en modern
dance à Turin ; en mouvement contemporain à Bruxelles ; en danse baroque
française et en danse contemporaine à Paris. J’ai toujours dansé pour moi. Je n’ai
jamais eu le désir de devenir danseur professionnel, de danser devant un
public. J’avais envie de collaborer avec des projets avec des danseur.e.s et
des performeur.e.s.
Si je vous dis ‘’Méfiez-vous
des eaux dormantes’’, ça vous dit quoi ?
Errance : le narrateur Stefano (mais aussi d’autres
personnages) dévoile progressivement la pluralité de son caractère, la multiplicité
de ses passés. Dans la logique du roman, on découvre un passé étonnant, inattendu,
qui provoque une mise en doute par le lecteur de ce qu’il avait compris des
thématiques du livre.
Au nord de ma
mémoire : les
personnages fabriquent leur être social en subissant ou en réagissant à des
situations. Dans d’autres textes, ceux versifiés, les personnages ne montrent que
des détails de leurs existences.
En lien avec mes œuvres, j’entendrais
cette expression comme : arrêtez de vouloir tout comprendre, tout
reconnaître, tout juger, tout posséder d’une personne. On ne peut pas. Les
personnes les plus discrètes et les plus tranquilles ont leurs nervosités et
leurs tensions. Une personne peut être un animateur radiophonique exubérant, et
en même temps un solitaire qui ne lit que du Pascal et du Simone Weil. Chaque
être humain est tellement complexe. C’est pour ça que j’aime raconter des histoires.
Dans Errance et Au nord de ma mémoire, parus chez Annika Parance, qu’est-ce
qui est autobiographique ? Ou du moins, vous me semblez partir de vos
migrations comme terreau créatif… Est-ce que je m’égare ?
Je suis né en Italie, j’ai habité en France
et j’habite au Québec… donc, la recherche de la part autobiographique dans mes œuvres
pourrait sembler banale… pourtant, chercher l’auteur.trice dans son œuvre est
une habitude qui influence trop ce qu’on écrit, ce qu’on publie, comment on
parle des œuvres dans les chroniques et dans la presse. Cela porte à une image de
la littérature soutenue par l’industrie du livre qui met en évidence des œuvres
se fondant sur la vraisemblance, sur la linéarité du développement narratif,
sur des récits où les personnes/personnages sont tous construits et définis de
la même manière, par des paradigmes psychologiques (même dans des œuvres fantastiques
ou dystopiques). En création littéraire, au début, plusieurs étudiant.e.s écrivent
de la poésie comme si elle n’était qu’un art intime, une continuation écrite de
l’existence de l’écrivain.e, ou bien comme si l’écriture n’était qu’un exercice
thérapeutique ; ensuite, on découvre par la pratique des arts l’immensité de leurs
formes et de leurs usages. En autofiction aussi, on cherche trop la psychologie
de l’auteur.trice dans l’œuvre. Les œuvres brillantes en autofiction (qui
apportent d’importantes réflexions politiques, sociales ou intimes) se distinguent
par les traitements littéraires et fictionnels que les écrivain.es ont choisi.
Qu’est-ce qui
déclenche l’écriture ?
Émotion, événement, dialogue, fait
divers, des marmottes habitant dans ma rue… tout peut déclencher l’une de mes créations.
Par contre, mon désir d’écrire se nourrit toujours de mon plaisir de penser à
comment trouver le bon moyen littéraire pour parler de ce détail qui a retenu
mon attention.
Avez-vous songé à
l’écriture d’un opus bilingue français-italien ?
Pour l’instant, j’ai énormément à
explorer en français. La rédaction d’un deuxième roman, dans le cadre de ma
thèse en recherche et création, et la publication d’Au nord de ma mémoire,
me paraissent clôturer une étape de travail, qui m’a posé devant des premiers
choix, des premières tentatives, et qui m’ont également rendu visible l’étendue
des possibilités thématiques et techniques que je peux expérimenter pour écrire
des histoires.
J’explore l’intégration de mots et de
phrases appartenant à d’autres langues dans mes œuvres en français. Par exemple,
au début d’Au nord de ma mémoire, dans les parties « Résistances »
et « Non-lieu », j’ai intégré des mots en langue étrangère dans
chaque narration poétique, en prose et versifiée. Pendant l’une des étapes de
réécriture, j’ai tout enlevé, parce que c’était gratuit, ça n’ajoutait rien à
la logique de l’œuvre.
Mattia Scarpulla a codiré avec Sophie-Anne Landry l'oeuvre collective Épidermes.
Dans votre imaginaire, comment cohabitent
l’italien et le français ?
Premièrement, la structure grammaticale
italienne me sert souvent pour créer rythmiquement certains passages.
Deuxièmement, si j’écris mes œuvres en
français, l’italien peut intervenir comme outil de caractérisation de
personnages ou de situations. Deux exemples :
Dans Errance, les
dialogues sont en italien quand on plonge dans le passé du narrateur Stefano ;
je voulais faire ainsi ressentir la remémoration de ses origines italiennes, le
souvenir de ses parents et de sa meilleure amie.
En parlant avec ma mère, je me suis
aperçu que dans mon premier recueil poétique en français, journal des traces,
précisément un quart des poèmes sont écrits, entièrement ou en partie, en italien
; je voulais exprimer les mêmes sensations et les mêmes détails de vie dans
deux langues, parce que je voulais montrer comment j’avais retrouvé les mêmes
situations dans différents territoires, et comment je les avais vécues comme des
expériences nouvelles.
Écrivain du silence ou du tumulte ? de
nuit, de jour ?
J’aime le silence après ou avant les
voix humaines, il peut se remplir de musique, de bruits de la rue, même du
trafic. J’aime le silence urbain.
Le tumulte surgit dans mes œuvres et
je le cherche dans mes lectures.
Écrivain du jour, depuis toujours. La
nuit est dédiée à l’amitié, aux concerts, aux spectacles de théâtre et aux
séries-télés.
Avez-vous un rituel d’écriture ?
J’en ai plusieurs, ils façonnent mes temps
de création. Un exemple : juste avant de commencer ma journée, le matin
tôt, je lis à voix haute un passage d’un livre. Je commence à écrire en
retenant la puissance de la prose d’autres écrivain.e.s (je recommande d’essayer
avec la traduction française des nouvelles d’Alice Munro).
Quel est le livre / le film / l’œuvre qui
vous fascine ? Pourquoi ?
C’est difficile! Trop! Je recommande quatre
redécouvertes en lien avec mes expériences d’écriture actuelles :
Livres : Other Voices, Other Rooms (Les domaines hantés) de Truman Capote, 1949. Svy fantastiske Fortaellinger (Sept contes gothiques) de Karen Blixen, 1934.
Films : Le fate ignoranti (Tableau de famille) de Ferzan
Özpetek, 2001. Le passé d’Asghar Farhadi, 2013.
© Photos, Mattia Scarpulla et Annika Parance Éditeur et Tête Première; photo Au nord de ma mémoire, Denis Morin; entretien, Denis Morin, Mattia Scarpulla, 2021.