lundi 22 novembre 2021

Entretien avec Nancy R. Lange

 

Nancy R. Lange écrit depuis longtemps. Elle ne compte plus les heures consacrées à l’écriture, à la promotion de la poésie et à la protection de l’environnement. J’ai cru bon m’entretenir avec cette auteure, traductrice littéraire, animatrice sociale et culturelle. Voyons ce qu’elle veut bien nous raconter.

Jai l’impression que vous êtes tombée en écriture dès votre enfance… L’écriture est venue à vous ou êtes-vous allée vers elle ? 

Comme je l’ai écrit dans Traduire les lieux/Origines, qui a paru cette année, en 2021, aux Éditions de la Grenouillère : « Je ne me souviens pas d’avoir appris à lire ou à écrire.  Il me semble que l’écriture a toujours été là, comme l’air en mes poumons, le sol fait pour y courir. » Ma rencontre avec la poésie, par contre, s’est faite par l’entremise de mon professeur de septième année, l’extraordinaire Jacqueline Déry-Mochon.  Je décris, dans ce même texte, qui s’intitule « La petite école », ce moment où notre professeure, « sans se laisser distraire par les garçons de la classe qui se lancent par la tête des morceaux de papiers baveux, mâchouillés et éjectés par les tubes de plastique de leur stylos Bic vidés de leur contenu », se met à nous lire avec passion La Cavale sauvage de Musset.  Cette journée a changé ma vie.

Qu’est-ce qui déclenche l’écriture ?

J’ai fait beaucoup de collaborations avec des artistes de d’autres disciplines et un visuel qui m’interpelle, que cela soit une photographie, une peinture ou une installation peut être un déclencheur.  La danse aussi.  Je fonctionne aussi très bien avec des contraintes imposées et j’aime suivre des ateliers justement parce qu’ils sont des déclencheurs, dépendant de la personne qui anime l’atelier.

Décrivez-nous vos motivations à écrire ? 

J’écris d’abord pour moi, par envie de capturer des instants ou des pensées.  Écrire un livre par contre, c’est autre chose.  Il y alors un travail sur l’écriture qui demande une patience semblable à celle de l’artisan et dans lequel on s’absorbe complètement.  Le monde extérieur disparait.  Je peux passer énormément de temps à réfléchir sur la pertinence d’un mot dans un texte. Le mettre de côté et y revenir à plusieurs reprises.

Vous avez écrit des recueils de poésie publiés aux Écrits des Forges et des souvenirs liés à des lieux aux Éditions de la Grenouillère. Ce sont des projets aux antipodes ou complémentaires ?

Je crois qu’il y a des liens, une continuité.  Dans la voix et aussi dans les thématiques.  Par exemple, le regard sur l’évolution de la condition féminine se retrouve dans le recueil Elle est un parc abandonné, où je rends hommage à Louky Bersianik pour ensuite écrire ma vision de l’espace de la femme dans la société d’aujourd’hui, transposée par la poésie.  Plusieurs textes de Traduire les lieux/origines évoquent eux aussi des femmes de jadis, une dame qui a élevé une véritable dynastie à Sainte-Rose, où je vis, et le personnage de Sainte Rose de Lima ou encore des femmes comme mon institutrice, ma mère et ma grand-mère qui ont tellement influencé mes valeurs.  J’ai conscience d’où je viens comme femme, je sais que des femmes ont pavé la route pour moi et je leur en suis reconnaissante.  La filiation est un thème récurrent dans mon travail.  J’ai beaucoup écrit autour de celle transmise par les femmes.  En ce moment, je termine un grand cycle autour de celle léguée par les hommes.


Écrivaine (j’englobe les écritures plurielles, sans fragmenter par genre littéraire) de la cohue ou du silence ?

J’ai beaucoup de difficulté à écrire dans des lieux publics ou avec du bruit autour de moi.  J’ai besoin de silence pour m’entendre penser. Mais mon écriture, bien qu’intimiste, est souvent située dans le rapport à l’autre.

Selon vous, quel est l’apport des femmes dans les arts, mais plus précisément en littérature ?

Il est immense et méconnu.  C’est pourquoi j’ai fondé la revue Femmes de parole qui met en valeur la trace laissée par l’écriture des femmes dans l’écriture des autres et vise à faire connaitre des femmes de tous les pays et aussi à honorer la mémoire de grandes auteures québécoises décédées avec des textes d’hommes et de femmes qui ont été influencés par elles.

 

Qu’est-ce que R.A.P.P.E.L ?

R.A.P.P.E.L.: Parole-Création est un regroupement lavallois d’auteurs et d’artistes que j’ai fondé il y a cinq ans et qui vise à mettre en valeur les auteur.e.s et artistes de Laval par le biais de jumelages et d’échanges avec des auteurs et artistes de d’autres régions, provinces ou pays et par la production d’une programmation gratuite comportant des ateliers, des spectacles, des festivals et des projets collectifs souvent reliés à des causes sociales comme la mise en valeur de l’environnement, de la voix des femmes et de la diversité culturelle.

Quels sont vos personnages féminins préférés ? 

Dans les personnages pour enfants, rapidement, je dirais Fanfreluche, Fifi Brindacier, Alice au pays des merveilles et Hermione Granger (j’ai lu tous les Harry Potter à ma fille). 

Sinon, il y en a tellement…  Spontanément : Louise dans Thelma et Louise, la narratrice dans L’amie prodigieuse de Elena Ferrante, la narratrice dans Habiller le coeur de Michele Plomer, Émilie Dickinson dans Les villes de papier de Dominique Fortier et Émilie Bordeleau dans le roman Les filles de Caleb et plusieurs des femmes écrites par Michel Tremblay et qui me rappellent mes grands-tantes.

La littérature québécoise rejoint-elle l’universel ? Si oui, en quoi ?

Bien sûr.  Je crois qu’on rejoint l’universel en se connectant totalement avec ce qu’on est.

Seriez-vous tentée d’écrire du théâtre, des nouvelles ou du roman ?

J’ai déjà écrit des textes en prose et je viens de terminer un roman.

L’écriture bâtit-elle des ponts entre les rives ?

Oui, l’écriture bâtit des ponts entre les rives, entre les êtres humains, entre le passé et le présent, entre le réel et le rêve, le devenu et le devenir.

crivez-vous en cinq mots ?

Ce matin : passionnée, authentique, Femme de parole.

 

© Photo de Nancy R. Lange : Jeanne Tétreault. Deux autres photos : Denis Morin. Entretien, Nancy R. Lange, Denis Morin, 2021.


mardi 16 novembre 2021

Les bêtes vivront désormais plus longtemps que nous de Maryse Poirier

 

Maryse Poirier, enseignante et poète, vient de faire paraître en 2021 aux Éditions Hashtag le recueil Les bêtes vivront désormais plus longtemps que nous.

Fauve et Elsa, deux amantes, et leur fille, Clara, vivent dans une maisonnette entourée de nature. Elles s’émeuvent de la lumière, du bruissement des feuilles, des dessins de leur gamine, de la chatte et de la chienne étendues au salon. Elles sont ravies des repas partagés ensemble, du lit fait et défait, des étreintes. Les amours s’épanouissent comme rivière qui dégèle, comme neige fondant au soleil. Puis sans trop que l’on ne puisse s’expliquer pourquoi, Fauve se retire dans une chambre de silence. Le tintement des dents de la fourchette contre la porcelaine remplace les confidences, les mots. Les projets d’avenir s’estompent… Elsa gardera Clara auprès d’elle. La vie reprendra son rythme et sa petite musique.

La poète donne voix surtout à Elsa, mais elle eut la délicatesse de livrer les répliques de Fauve par des passages en italique.

J’imagine ce recueil lu sur scène par deux comédiennes, pendant qu’une enfant dessinerait ses rêves, avec le son enveloppant du violoncelle pour baigner le tout dans la quiétude et l’amertume.

Extraits :

« nous enfilons les gestes comme une peau souple

une robe soyeuse

est-ce l’intuition

de la première joie »

 

« hisser le regard

déposer rivière   forêt

rhizomes du jour

sur le flanc des pupilles »

 

« devant son jardin à l’anglaise

Fauve se berce

Lui envie son fouillis opaque »

 

© Photo, billet, sauf les extraits de Maryse Poirier, Denis Morin, 2021

 


lundi 15 novembre 2021

Marelle et discorde de Mikael Gravelle

 

En 2019, l’artiste visuel et poète québécois Mikael Gravelle s’est fait remarquer en étant en lice pour le Prix de poésie Radio-Canada. Les Éditions Hashtag ont eu l’excellente idée de publier Marelle et discorde.

Ce jeune homme frêle sait frapper avec ses mots. Ce n’est pas un bavard, mais chaque poème contient un micro-scénario percutant et efficace. Les images, les mots choisis et un sens du rythme se jettent à la gueule. Dans ce recueil de poésie aux allures vraisemblablement biographiques, on assiste à une totale mise à nu sincère. Ce dévoilement n’est nullement scandaleux. L’enfant battu par un père violent et ridiculisé par une mère disjonctée va avec sa sœur d’une famille d’accueil à une autre. L’adolescent arpente les trottoirs pour du fric et surtout pour des miettes de tendresse. Il connaît d’éphémères d’amours. Conscient et cynique, il sait que son corps sert d’exutoire à des hommes qui achètent le plaisir. Le corps est souillé, mais le cœur est toujours en cale sèche. Puis, le jeune homme se lave des souillures, se rhabille, se prend en main et se dessine des lendemains moins amers.

Une chose est certaine. On veut lire d’autres bouquins de Mikael Gravelle. Voici une plume qui s’envole.

Extraits :

« Je veux partir, lui dis-je en sanglotant.

Prise d’un élan de bonté,

elle me pousse du haut des escaliers. »

 

« Manipuler un homme-enfant

est un moyen comme un autre

de revivre une jeunesse étouffée. »

 

« J’ai trouvé en toi ce je-ne-sais-quoi qui manque aux hommes.

Les chevaux funestes

qui te trainent dans la boue

je les dompte

Mes pieds sanglants

par la vitre

tu les soignes

en battant des cils. »

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de Mikael Gravelle, Denis Morin, 2021


dimanche 14 novembre 2021

Débandé de Sylvain Larose

 

Sylvain Larose vient de me faire revivre certains souvenirs du secondaire, moi qui suis presqu’à l’aube de la soixantaine. Cet enseignant progressiste et féministe vient de faire paraître en 2021 chez Les Éditions Sémaphore le roman Débandé. Superbe satire du monde scolaire sur un tableau brossé à la craie de l’école publique ou via un PowerPoint aux commentaires mordants. Ce n’est pas parce que l’on sourit à maintes reprises que c’est nécessairement hilarant. Ce portrait du monde de l’enseignement dépeint certains professionnels imbus de leur pouvoir professionnel.

Par exemple, imaginez Éric, un prof d’histoire, préretraité, râleur à souhait, idéaliste en début de carrière, mais de plus en plus désenchanté au fil des années, insécure sous un vernis d’arrogance. Son couple et sa vie de famille sont des échecs lamentables. Sur ce plan, il n’atteint pas la note de passage. Il gère ses classes comme il le ferait avec des recrues dans l’armée. Silence, écoute, discipline, performance, travail sont de mise. Il encense rarement, il commente et abaisse plutôt par ses commentaires. Il formate les citoyens de demain qui seront des individus dociles, sauf quelques étudiants qui lui tiennent tête dont une adolescente éprise de liberté ayant une mère qui siège sur le conseil des parents.

Jusqu’où cette dictature de l’enseignant se poursuivra-t-elle ? Peut-on éduquer des jeunes comme on le ferait de bêtes de cirque par des cris, des claquements de doigts ? La rigueur intellectuelle signifie-t-elle le contrôle absolu du cursus académique des autres ? Je vous invite évidemment à découvrir ce roman à la prose déjantée et cynique de ce nouvel auteur québécois.

Extraits :

« Je sais que je ne suis pas juste. Certains jeunes veulent apprendre et ils sont contents d’être à l’école. Mais il y a les autres. Je ne peux pas bâtir quelque chose en oubliant les poches, les délinquants, les frustrés. Ben non, si tout le monde était discipliné et avait hâte d’apprendre, je ne serais pas comme ça. Je pourrais me passer du système de terreur… »

« Je n’ai pas à les baigner d’amour gluant pour être un bon prof ! Et puis, mes cours, ce ne sont pas des derbys de démolition non plus ! Je ne hais pas mes élèves, au contraire… sauf qu’un minimum de détachement est nécessaire… Est-ce que je suis détaché ? Pas sûr… Mais non, je ne les démolis pas. Je ne les déteste pas. Reste que l’ennemi, c’est eux. »

 

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de Sylvain Larose, Denis Morin, 2021


jeudi 4 novembre 2021

Fin de Alain Cadéo

 

Alain Cadéo publiait en 1999 Fin aux Éditions Blanc à Toulon. Oui, je sais, il y a 22 ans, mais on s’en fiche de la date, puisque sa prose poétique me rejoint et me ravit toujours. Les excellents livres, on s’en souvient. Les autres, on les oublie.

Dans ce livre, des hommes sont d’un certain âge ou d’un âge d’antan émanent de leurs tombeaux. Un narrateur dénommé intervient la plupart du temps en italique et en aparté dans le texte. Il se fait témoin admiratif de Don Quichotte qui mène le défilé de ces présences fantomatiques troublantes mais ô combien sympathiques !

Ainsi défilent Le Foudroyé, Le Cormoran, Jean Sirène, Le Chien du Vent, Le Cyclope de Pierre. Ces blessés ont guerroyé, vécu, erré, soignés par des femmes aimantes et bénéficié de la compagnie d’animaux amicaux, rencontré des maîtres. Ils ont mené leur vie, comme si leurs destinées étaient écrites entre les nuées ou dans les rides des pierres creusées par les éléments. Leurs montures broutent certainement dans leurs ombres. 

Chaque chapitre porte le nom de l’un de ces hommes qui raconte sa démesure, puis le narrateur s’invite, commente brièvement et amorce une transition philosophique vers le nouvel invité.

Au fil de la lecture, j’ai eu l’impression de faire une sorte de chemin de Compostelle avec eux. Le passé n’a pas le goût de l’orange amère et le futur ne souffre pas de la soif d’une bouteille de rouge à finir à tout prix. J’étais en retrait, bien calé dans mon lit à minuit, ancré à leur présent d’éternité.

D’ailleurs, je suis soupçonne l’auteur d’avoir voulu rendre par ces personnages-métaphores un vibrant hommage à des amis disparus.

Alain Cadéo est mon coup de cœur littéraire chez les hommes en 2021.

Extraits : 

« Silence alors d’un vol de cavaliers frôlant des vagues noires puis remontant sous l’assaut d’un courant d’air chaud. Nous dérivons sans respirer pour atterrir dans un galop sur une plage de sable. Et nos chevaux sont comme rajeunis. Et j’aime leur souffle de paille tourbillonnant dans l’air marin. »

« Je voudrais tant pouvoir parler encore des horizons multipliés, des soleils endormis, de sous-bois dégoulinant de pluie, de craquantes percées de lumière, de la bonté latente, du rire des lézards, de l’infinie misère... »

« Sur le chemin du retour, j’ai vêtu les riches et les pauvres, les vivants et les morts, les pierres, les murs, les arbres et les sols. J’ai fait chanter le bleu, la pourpre, l’or, l’argent, et les plus anciens symboles ont coulé de mes doigts comme des joyaux de savoir retrouvé. »

 

© Photo, texte du billet, sauf les extraits d’Alain Cadéo, 2021