vendredi 25 janvier 2019

Kilogramme Zéro de Martine Roffinella


Martine Roffinella est une écrivaine qui sort des sentiers battus, qui livre très bien les tourments de l'âme humaine.  Elle se fait portraitiste des femmes.  Ça donne une littérature envoûtante, jamais tiède, déconcertante.

Dans Kilogramme Zéro paru à l'automne 2018 chez 5 Sens éditions, Martine Roffinella nous présente une femme obsédée par l'image.  Ce roman s'inscrit très bien en notre ère de l'ego-portrait, communément appelé le selfie.  Tout d'abord, la femme se goinfre de pâtés, de viandes grasses, de pâtisseries et de confiseries, puis elle se tourne vers l'alcool pour gérer ses angoisses existentielles au point de chahuter dans les restaurants et d'être abandonnée peu à peu par ses amis. Ultime révélation pour se refaire une image et un corps aminci, elle se met au calcul calorifique.  Elle fait ses emplettes et revient parfois avec des sacs vides. On sent son estime personnelle si faible qu'elle aspire au kilogramme zéro, soit à l'apparent anéantissement d'elle-même.

Un texte percutant qui fait réfléchir et qui pourrait apporter des éléments de discussion soit pour les thérapeutes ou soit pour les personnes aux prises avec des troubles alimentaires.

Extraits :

« Pour être éventuellement vue-entendue (au moins remarquée) elle se vantait d'avoir été grosse à son insu (en témoignait le souvenir de son reflet dans la vitrine qu'elle ne se laissait pas de raconter pour expliquer sa ''révélation'') et d'être sur le chemin initiatique de la maigreur. »

« Un bref instant, elle se sentit paradoxale. Comment pouvait-elle désirer si fort aller vers la diminution complète de sa personne (le « rétrécissement maximal jusqu'à l'ultime trace de présence » aimait-elle à dire) et en même temps vouloir à tout prix « être tangible » ? Sa quête du « moins » ne dissimulait-elle pas un désir « plus »... » 

© Photo, texte, sauf extraits,
    Denis Morin, 2019


mercredi 23 janvier 2019

Devance tous les adieux d'Ivy Edelstein




J’ai aperçu un matin un bref article sur Devance tous les adieux d’Ivy Edelstein, publié en 2015 aux Éditions Points dans la collection Vivre.  Une douce préface de Christian Bobin débute le livre. 

En voyant ce très beau titre, je me suis dit qu’il s’agissait d’un amour qui finit mal ou presque.  Je ne m’étais pas trompé.  En effet, ce livre est un récit biographique d’un homme, naguère un adolescent orphelin, qui fait une déclaration d’amour filial à son père disparu. Ce dernier était devenu dépressif, à la suite du départ de sa femme. L’auteur dit « Ce petit livre est un recueil. Il est ton berceau d’immortalité. »  Il retrouva son père suicidé à la cuisine à son retour du cinéma. À la manière d’un dauphin qui ne veut plus vivre, son père s’était laissé tout simplement couler.  Le dauphin cesse de respirer et se noie dans ses larmes salées.

À la mort du père, les deux enfants eurent des réactions différentes. Le fils tenta de comprendre et continua de porter respect à son père et sa sœur tomba dans la démence.  Leur mère était trop occupée avec son amant du jour pour se soucier vraiment d’eux. D’ailleurs, elle tentera en vain un rapprochement avec son fils devenu adulte.

Ce livre est jonché de belles scènes : le père tenant la main de son fils ; l’arrêt de la voiture familiale long d’un champ de colza parce que ça lui rappelait l’Algérie ; le père qui fredonne des airs du chanteur argentin Carlos Gardel ; le père avec qui il entre à la synagogue et à l’église, le père qui cesse de travailler à l’aéroport pour accueillir son fils adolescent venu le retrouver.

L’auteur continue d’allumer le vendredi soir une bougie pour son père et ses ancêtres. Il récite aussi le kaddish, soit la prière des endeuillés.  Ce récit traite du deuil, mais il traite surtout des morts qui continuent à vivre dans notre cœur. 

Merci à l’auteur pour tant d’amour. Vivement d’autres livres.

Extraits :
« Il n’attendait rien nulle part et voici que ma mère très jeune et presque belle apparut dans sa vie tandis qu’il quittait l’Algérie pour la France. Il la vit dans un café parisien rue de Rennes ou bien boulevard Raspail et il aima immédiatement cette tueuse, tombant amoureux de sa propre mort. »

« Voilà que je l’insulte, que je le pousse et le tire dans tous les sens. Il perd l’équilibre, il tombe devant moi, me supplie de ne pas l’abandonner. Il me dit que je suis son pilier, son honneur.  Il me dit que je suis ses yeux et sa lumière. Il me dit n’importe quoi et c’est très joli à entendre car il ne parle jamais comme cela, papa.  Mon père à terre devant moi pleure comme un poète brisé.  J’ai, depuis, des pertes d’équilibre en marchant dans la rue.  À un moment donné, ma femme m’aidait à traverser au passage piéton car j’avais peur de tomber. »

« Une semaine avant sa mort, mon père fou, sombre et triste s’est subitement transformé en être de lumière, qui irradie sur son passage tous ceux qu’ils croisent, femmes, hommes, enfants. Même le petit chien de la voisine lui fait la fête comme s’il était son maître revenu. Tout le monde le pense guéri, papa. Il est juste sauvé. Il est encore dans sa nuit mais il va déjà vers sa lumière. »


© Photo, texte, sauf extraits,
     Denis Morin, 2019

lundi 21 janvier 2019

L’itinérante qui venait du Nord de Karoline Georges



Je sors de ma zone de confort en vous présentant L’itinérante qui venait du Nord, un conte de Karoline Georges, artiste multidisciplinaire, illustré par Catherine Côté, paru chez Leméac, dans sa collection Jeunesse, en 2003.

Antoinette est une itinérante centenaire qui marche et marche sans but précis, mais ce jour-là elle avait faim. Elle fera la rencontre d’un caillou, d’une paire d’ustensiles et d’un vagabond. Vaut-il mieux conserver la nourriture juste pour elle ou la partager ?

Ce conte s’adresse aux enfants de 9 ans et plus. Le vocabulaire est soigné, pas de nivellement vers le bas.

Je vous reparlerai ultérieurement de cette écrivaine et photographe québécoise.

Extrait :
« La détresse du caillou eut finalement raison des réticences d’Antoinette. L’itinérante le glissa dans une poche de sa veste, la seule qui n’était pas encore déchirée, puis elle reprit sa route. »

© Photo, texte, sauf l’extrait,
    Denis Morin, 2019

dimanche 20 janvier 2019

Au cœur des émouvances


J'avais rendez-vous avec ce livre dormant dans ma bibliothèque depuis trop longtemps. Voici mon opinion et j'en pense du bien.

Il était une fois le poète et essayiste André Ledoux (auteur de Brunantes, cf. billet) qui s'est mis dans la tête en 2017 de jouer à l'éditeur. Il réunit alors des plumes amies en vue de créer un recueil collectif. André est toujours audacieux.

Il fit appel à la poétesse et photographe Martine Ardiles, de même qu'aux poétesses Ruth Benchétrit et Noëlla Leblanc.

Au moment de choisir le titre, le quatuor opta pour Au coeur des émouvances.  Ce dernier mot est un néologisme qui fusionne émotions et mouvances, puisque les émotions provoquent justement un choc sur les certitudes et nous font évoluer et grandir.

Dans ce recueil, Martine en tant que fine observatrice de la vie, se confie, s'émeut de la lumière :

« Combien de temps faut-il attendre pour qu'une feuille
se détache de la branche qui l'a nourrie
et qui la sèvre maintenant
Il faut s'asseoir avec patience
et ne pas la quitter des yeux
Guetter le moindre souffle entrant
le moindre grain de pluie menaçant
ou encore un oiseau trop gênant
Elle ne doit pas faiblir prématurément
Elle a son heure pour tomber
et si elle n'est pas dérangée
elle le fera de son plein gré. »

Ruth la nomade s'enracine ici, mélancolique et méthodique. Le passé la rejoint par moments : 

« À l'ombre des senteurs de mon enfance
Neroli Citrus tout en radiance
Fleur d'oranger blanche et parfumée
Aux pétales lisses et veloutées 
(...)
Fleur d'oranger
Tu pourrais ressembler à un bouquet
De jasmin ou de muguet
Mais tu es la plus précieuse
Des fleurs immaculées. »

Noëlla contemple et célèbre les jours. Elle s'émerveille des fleurs écloses et des couchers de soleil :

« D'un bain de rêve le désir de naître m'a poussée
corps à cœur en ce monde d'épines et de roses
La tendresse des miens annonce
mon premier langage
(....)
Naître   vibrer   vieillir   puis retourner à l'amour.  »

André est une âme sensible, sous ses airs d'intello austère :

« Les rêves nous échappent
La vie onirique est étrange
Langage obscur
Évasion de l'âme
Fragments d'images en voie de disparition
Toujours ce déni de la réalité...  »

Ce recueil collectif de poésie plein de tendresse et de doux émois est disponible à la boutique en ligne de Bouquinbec.

© Photo, texte, sauf les extraits,
     Denis Morin, 2019

mardi 15 janvier 2019

Lesbian Cougar Story de Martine Roffinella



Martine Roffinella, quelle écrivaine singulière !  J’apprécie son style qui frappe tel un upper cut.  Chacun de ses livres est une surprise.  Elle publie en janvier 2019 aux éditions La Musardine, un roman, voire un récit autobiographique, intitulé Lesbian Cougar Story.  Je croyais que j’allais tomber uniquement dans le roman érotique, mais nenni… Détrompez-vous. 

Tout débute un jour où une jeune psychologue d’un établissement de santé décide d’envoyer un courriel à la romancière, s’invite, puis la première, ayant subi un sleeve (opération gastrique pour faciliter la perte de poids) et redécouvrant un nouveau corps, séduit notre artiste quinquagénaire.

La jeune femme surnommée Lolita, car elle utilise abusivement du Lol (abréviation pratique, pendant anglais de mdr), veut jouir souvent, intensément, à la folie.  Quant à notre narratrice et romancière solitaire, elle veut bien s’envoyer en l’air, mais elle souhaite surtout l’engagement et la stabilité. En contrepartie, Lolita ne parvient pas à exprimer son affection et désigne son amante par m.  Elle lui dit à deux, trois reprises Belle toi sans plus d’émoi. De plus, Lolita passe par le biais de chansons qui jouent pendant les jeux amoureux pour signifier ses attentes. M devine ainsi les messages plus ou moins subtils de son Amazone.

M cherche à connaître les intentions et les sentiments de Lolita qui se défile aussitôt après l’orgasme, se rhabille, lance un mot acerbe qui ressemble à de la violence verbale sur l’âge de m et considère toute amorce de dialogue comme une prise de tête.

Par souci de provocation, m tantôt récite par cœur et tantôt lit des passages d’ouvrages de Yann Andréa et de Marguerite Duras, à propos de leur amour.  La petite garce de Lolita éclate en disant que ce n’est pas son histoire, ni leur histoire, etc. Bref, elle veut revoir m quand cela lui chante, mais m sera-t-elle toujours au rendez-vous ? J’en doute.

Pour ceux et celles qui se demandent qui est Martine Roffinella, je vous répondrai par ceci : femme de lettres française, photographe impressionniste, blogueuse culturelle, invitée de Bernard Pivot (en 1988 pour la parution de son roman Elle paru chez Phébus), aidante naturelle.

Somme toute, voici une femme de lettres audacieuse pleine d’humour et d’amour. À découvrir !

© Photo, texte,  Denis Morin, 2019


samedi 12 janvier 2019

La troisième personne de Danielle Dussault



Danielle Dussault tient une place singulière dans les lettres au Québec.  Son écriture intimiste me rappelle Les causeuses de Camille Claudel, soit des femmes au bain discutant entre elles. On est dans l’ordre des confidences.

Paru en 2018 chez Druide, dans la collection Écarts, l’écrivaine Danielle Dussault nous livre une fois de plus un petit bijou avec La troisième personne.  À noter Le signal, de Rémi Dussault, son frère, œuvre intemporelle et splendide qui illustre le roman.

On fait la connaissance de Marie (qui souhaitait se détacher de l'amant, mais qui fut anéantie par le suicide de celui-ci), d’Isa (enseignante marginale et rêveuse, écrivaine en devenir) et Xuân Lan (femme vietnamienne qui quitte un homme plus vieux qu’elle et qui parcourt des paysages d’Orient).

Parfois une femme se confie au je, tantôt on raconte la vie d’une autre au tu, sans oublier le elle qui n’est jamais bien loin.  C’est une habile façon de livrer des personnages à notre regard de lecteur.

Danielle Dussault nous livre le juste constat que ces femmes habitent en elle. La romancière se fait poupée gigogne : mère, sœur, amie d’autres vies quelque part sur Terre en parallèle à la sienne. J’ose avancer que Danielle Dussault par la finesse de sa plume, l’expression des sentiments et la justesse des mots rejoint la musique intérieure de Marguerite Duras et la puissance évocatrice d’Anne Hébert.  De la grande littérature, rien de moins.