mercredi 24 février 2021

La mémoire est une corde de bois d'allumage de Benoit Pinette

 


Il arrive parfois qu’un livre lu nous ramène à notre propre vécu. C’est le cas avec le très beau recueil La mémoire est une corde de bois d’allumage de Benoit Pinette publié en 2021 chez La Peuplade.

Le poète-chanteur mieux connu au Québec sous le pseudonyme Tire le Coyote nous parle du passé, du présent et de l’avenir. À l’instar de bien des hommes de 70 ans et plus, son père appartenait à une génération de taiseux vaillants mais inadaptés socialement. Le jour, ça travaille, mais le soir ça picole, ça humilie, ça blesse femme et enfants.

Puis, le fils grandit, s’intéresse aux sports et à l’écriture. La musique lui permet de mettre sa poésie en chansons. Il fait du ménage dans ses tourments. Il tombe en amour, devient un père soucieux de briser toute forme de violence sous son toit. Certains cycles comportementaux méritent qu’on ne les perpétue pas, même si certains traits de famille peuvent persister. Ses enfants deviennent pour ainsi dire le sphinx qui renaît de ses cendres en version pacifiée. 

Ce poète-chanteur est beau en dehors comme en dedans. Sa plume émeut et son esprit est d'une conscience très éveillée. Vivement les prochains opus !

Extraits :  

« trafiquer

la nature première des racines

relève de l’impossible

je fixe alors l’horloge

j’espionne le temps

pour voir s’il veille comme moi

au grand démantèlement

de l’hérédité »

 

« j’accueille

les souvenirs périssables

dans mes fragments d’enfance

désert de fractures

et de ravissements fragiles

mon avenir s’accommodera

de sa descendance »

 

« je suis littoral

je m’abandonne

comme une plage à la mer

le large sondé

l’éternité renouvelée

en un clin d’œil

dans la tour

d’un château de sable »

 

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de B. Pinette, Denis Morin, 2021


vendredi 19 février 2021

La valse de Karine Geoffrion

 

Comme toute bonne intello, Karine Geoffrion cherche à comprendre le monde et ses rouages, par l’écriture et sous l’angle de la psychologie et de la sociologie. En 2015, elle publiait le roman Éloi et la mer portant sur la maternité aux Éditions Sémaphore. Voici qu’elle est de retour en 2021 avec La Valse chez la même maison.

Cette écrivaine-orfèvre du verbe dénonce le consumérisme, l’arrogance de certaines influenceuses et de mecs canon qui instagramment leur vie, leur bonheur fait de bulles et d’évanescences éphémères. Isabelle, ex-mannequin, devenue designer reconnue, épouse de Xavier, fier avocat, aurait tout pour être heureuse. Un couple au sourire carnassier rayonne sur les photos. Les affaires vont bien. Les deux fils réussissent à l’école. Une aide-ménagère tient lieu de seconde mère, pendant qu’Isabelle assiste à des événements mondains pour se dénicher des clients. Une maison-vitrine. Tout s’agence, se coordonne et s’ordonne selon les humeurs et les envies de madame. Rien n’est laissé au hasard, pense-t-elle…

Mais détrompez-vous… Tout ce beau cirque présente le faux vernis du succès, sans compter le doute qui s’introduit dans l’esprit d’Isabelle après la rupture de sa sœur Marie, larguée par le conjoint Martin. Et si son mari en désirait une autre ou quelques autres ? Et si elle était déclassée par une ancienne collègue devenue sa rivale en affaires ? Et si ses relations constataient le vide sidéral et les rides causés par l’inquiétude derrière le maquillage ? Et si l’on doit toujours picoler vers minuit pour tomber de fatigue en attendant Xavier qui rentre trop tard ? Et si la routine avait supplanté le désir et la passion ? Et si tout cela n’était que du cinéma, qu’une château de cartes ? Joue-t-elle le rôle de la dame de cœur ou celle de pique ?

Des fragments de textes écrits en italique sont parsemés çà et là comme un roman-feuilleton érotico-sentimental à l’intérieur même du fil narratif mené par Isabelle. Ces fragments sont tout aussi intéressants à imaginer que la prison luxueuse dans laquelle notre magnifique décoratrice s’est réfugiée… 

Merci aux Éditions Sémaphore d’avoir publié ce roman audacieux et au ton pamphlétaire. Cela donnerait une excellente télésérie, voire un film...  Pour le Québec, j'imagine Julie Le Breton et Roy Dupuis dans les premiers rôles. Pour la France, je verrais Emmanuelle Béart et Jean Dujardin. Mais je m'éloigne ici quelque peu du propos. À mon grand plaisir, force est d'admettre la découverte d'une écrivaine de grand talent. 

Extraits : 

« À ce moment, il m’enlace et m’embrasse intensément sur la bouche devant les convives, qui ont une exclamation commune, sentie. Les femmes surtout. Je ris et le repousse légèrement pour tenter un contact visuel. Xavier détourne le regard et bifurque vers le deuxième sujet préféré après son travail : sa passion pour les vins et son désir d’acheter un vignoble en Italie d’ici dix ans. Je me sers un autre verre, que je vide d’une seule lampée. »

« Je m’enferme dans mon walk-in et dépose mon nouveau collier dans l’un de mes coffres débordant de bijoux scintillants; il s’y fond immédiatement. Je suis ravie. Ce collier sera parfait pour samedi. Il mettra en valeur la teinte porcelaine de ma robe ainsi que mon décolleté plongeant. Grâce à Xavier, après des jours douloureux d’hésitation, mon problème d’accessoire vient d’être miraculeusement résolu. Je peux faire une autre croix sur ma liste. » 

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de Karine Geoffrion, Denis Morin, 2021


dimanche 14 février 2021

La demoiselle de nulle part de Thomas Degré

 


Oh la, la, la ! Quelle belle surprise ce roman La demoiselle de nulle part écrit par Thomas Degré, publié chez JDH Éditions en 2020 dans la collection Magnitudes !

L’auteur nous présente Gabriel, un employé de bar, qui se fait draguer dans le métro par une lycéenne de bonne famille, Émilie. Ils vont à l’hôtel. Perte de virginité pour elle. Les amants d’un soir veulent se revoir, mais la mort suspecte de la jeune femme brise toute retrouvaille possible. La vie de Gabriel bascule, étant le suspect no 1.

Puis Gabriel se réfugie à la campagne pour écrire un roman inspiré des personnages de Solange et de Delphine, les deux sœurs du film Les demoiselles de Rochefort de Jacques Demy où s’éclataient Françoise Dorléac et Catherine Deneuve sur la musique de Michel Legrand.

De fait, il y a le roman de Thomas à l’intérieur duquel Gabriel développer le sien mis en italique pour distinguer les deux textes en parallèle.

Comme Gabriel, nous cherchons un sens à la mort d’Émilie et comme Solange, nous sommes obsédés par le père absent.

Nul besoin d’extraits à vous offrir par ce billet, quand on reste là coi, encore porté par la grâce.

Thomas Degré nous parle d’amour, d’érotisme, des liens familiaux et de son admiration pour Demy avec une grande sobriété, voire une élégance toute poétique. Je referme à regret ce livre qui me révèle un écrivain de grand talent. À suivre…

 

© Photo, texte du billet, Denis Morin, 2021

 

 


lundi 8 février 2021

Sortie 182 pour Trois-Rivières de Michel Lord

 

Michel Lord, originaire du Cap-de-la-Madeleine au Québec, cru bon de rédiger ses souvenirs. Le fruit de ses réflexions a donné Sortie 182 pour Trois-Rivières paru en 2020 aux Éditions de La Grenouillère.

L’auteur né en 1949 expose en de courts chapitres les étapes de sa vie personnelle qui l’ont mené de son milieu modeste au doctorat en littérature québécoise. Il fut aussi pendant 40 ans critique littéraire à la revue Lettres québécoises, en plus d’être professeur émérite à l’Université de Toronto. Il est membre du collectif de XYZ, revue spécialisée dans la nouvelle. Il est aujourd’hui directeur adjoint de la revue University of Toronto Quarterly dont il supervise l’édition en langue française.

Le plus intéressant dans cette biographie repose sur des moments de tendresse auprès d’amis, de ses chats et d’être aimés disparus, le plus souvent tragiquement, comme si une fatalité s’était abattue sur les membres de son entourage. Par les scènes de vie présentées, c’est aussi le Québec que l’on voit émerger de la Grande Noirceur pour s’épanouir dans la modernité.

Certains passages possèdent la grâce de Pieds nus dans l’aube de Félix Leclerc. Je referme ce livre ravi. 

Extraits :

« Quand ils (les constructeurs d’autoroute) ont commencé à culbuter la terre paternelle, j’ai pleuré le saule déraciné, planté quand j’étais encore écolier. Pleuré aussi le pommier qu’on se disputait sous la clôture pour savoir qu’il serait du côté des Drolet ou de chez nous. Peine perdue… Lui aussi a disparu avec le reste. Le temps balaie mon passé. La mémoire en garde des lambeaux. »

« Un jour, Alphonsine est partie vivre avec une parente à Grand-Mère. Sans nous abandonner complètement, car elle se mit à m’écrire. Ce que je chéris le plus d’elle ce sont ces lettres que j’ai reçues à partir de ce jour où elle dut nous quitter. Ses lettres sont perdues dans mes archives. Si je les retrouve, j’en fais un roman. »

© Photo, billet, sauf les extraits de l’auteur, Denis Morin, 2021