vendredi 28 janvier 2022

Les ponts de Prague de Danielle Dussault

 

Le temps nous permet de suivre de loin des plumes portées par les vents nomades. J’ai pu lire les romans Libera me, La partition de Suzanne, La troisième personne et entendre Les carnets littéraires du 10e arrondissement lus par Adret Web Art et elle-même dans un environnement en immersive 3-D.

Je fais allusion bien entendu à la talentueuse Danielle Dussault qui nous revient en 2022 avec Les ponts de Prague, recueil de nouvelles paru dans la collection Réverbération chez Lévesque éditeur. Elle eut la chance de bénéficier d’une résidence d’écriture à Prague. Ce recueil sont ses impressions, ses observations, ses ponts entre le réel et l’imaginaire. On lit des instants de grâce.

Le style épuré permet au lecteur de respirer. Les nouvelles se font moments de contemplation. Je me suis promené dans Prague. J’ai traversé entre autres le Pont Charles. J’ai marché avec l’écrivaine la semelle usée par le pavé à tête-de-chat, entendu de la musique tzigane ou kletzmer sur les places, vu la fenêtre dont on chute en contemplant la chapelle des Carmélites aux pieds nus, senti le serveur russe musclé me frôler le bras au café, compris qu’un drame vécu par une femme peut avoir des répercussions dans la vie de son petit-fils, aperçu l’alternance du gris terne avec les couleurs et les dorures ciselées, compris la beauté des arts en opposition avec les drames de l’Histoire, entendu l’écrivaine penser à Kafka et partagé son admiration pour Leonard Cohen, deviné les fulgurances créatrices qui assaillent la femme de lettres et l’imaginaire que l’on laisse reposer comme un sol en jachère.

Danielle Dussault trace des ponts entre le passé et le présent, entre son ressenti et la vie ambiante, entre les êtres, mais de ces parcours on ne s’en lasse pas. Merci beaucoup !!!

Extraits : 

« On entre dans cette librairie à Prague comme on entre dans une église. (…) Dans cette librairie, les étagères bondées craquent. Parfois un livre tombe à nos pieds. On ouvre alors une page au hasard et quelqu’un nous parle. »

« Quelque chose en lui me reconnaîtrait sans le savoir. Il se rappellerait peut-être d’une femme qui le regardait jouer d’une manière un peu ennuyée le largo de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořăk. » 

« Elle serrait avec dévotion le magnétophone contre sa poitrine, car il contenait l’audio du Requiem enregistré dans l’église baroque de Saint-Nicolas à Staré Město. C’était l’unique trésor qu’elle ramenait de cette tournée de chant. »

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de D. Dussault, Denis Morin, 2022


dimanche 23 janvier 2022

Cette part d'obscurité de Michel Dufour

 

Michel Dufour a enseigné les lettres. Il est nouvelliste et romancier depuis une trentaine d’années. Son parcours est marqué par le goût de transmettre et la soif de communiquer.

Dans Cette part d’obscurité, recueil de nouvelles paru en 2019, l’auteur fait preuve de cynisme ou d’une très grande lucidité. Je dirais que c’est à mi-chemin entre les deux. Cet observateur du monde dépeint les réalités suivantes : un enfant atteint d’une maladie rare qui le fait paraître vieux; un vendeur de bonbons qui cache une autre vie; une mère qui humilie son fils à l’obésité morbide; une fillette qui envie une amie ayant un père; une vieille femme qui subit les mauvais traitements de sa belle-fille; un étudiant couvant des projets de vengeance envers son professeur qui a le malheur d'inviter une romancière ennuyante; des gens atteints de démence; un homme se dotant d’une fausse identité; la bébé-thérapie pratiquée auprès de vieillards; la résidence pour personnages âgées où l’on joue à vivre et à mourir à petit feu; l’écrivain mature et son jeune concurrent qui le plagie à pleins paragraphes.

Comme vous pouvez le constater, il y a là matière à réfléchir, à rire ou à pleurer. Le style est plutôt réaliste avec des accents felliniens inattendus au détour. J’aime beaucoup.

Extraits :

« L’heure approche. Thomas anticipe intensément les minutes qui le séparent de la mort de cette femme à qui il ne veut aucun mal, même s’il a trouvé son roman d’une platitude exemplaire. Il fait carrément du sang de cochon. »

« J’avais l’impression que son univers romanesque faisait écho au mien, que nos démarches s’apparentaient. Tels des éclaireurs, lui et moi tenions de jeter un peu de lumière sur cette mystérieuse part d’obscurité qui habitait nos personnages et teintait leurs comportement. »

 

© Photo, texte du billet sauf les extraits de M. Dufour, Denis Morin, 2022

 


mardi 18 janvier 2022

La vieille maison de Louise Simard

 

Louise Simard, originaire de Mont-Laurier dans les Hautes-Laurentides, est une prolifique romancière pour les grands et une autrice de littérature jeunesse. Elle vit maintenant en Estrie, fascinée par les oiseaux et la photographie. La littérature occupe toujours une place importante dans sa vie. Par conséquent, elle nous a offert en 2021 La vieille maison, roman publié aux Éditions Goélette.

Jérémie, un homme d’âge mur rachète une vieille maison délabrée à l’incompréhension de sa conjointe Marie et de son petit-fils Raphaël, adolescent. L’immeuble en pleine campagne est situé près de champs et d’un boisé chargé de souvenirs anciens qu’il ne souhaite pas extirper d’un long sommeil. Par sa curiosité, Raphaël bousculera le cours des choses. Il voudra comprendre…

Marie et Raphaël constatent que cette maison agit chez Jérémie à la manière d’une madeleine de Proust. Ce nid est la demeure familiale où Jacques et Mireille ont vu grandir Jérémie, puis Rosalie dont la vie bascula à ses 13 ans, à la suite du décès accidentel de sa mère. 

Le livre est porté par un regard contemplatif et poétique à propos des gens qui nous quittent tragiquement ou qu’un mal de vivre ronge de l’intérieur.

Peut-on apprendre à faire la paix avec le passé pour mieux vivre son présent ? Sommes-nous obligés à porter toujours la fatalité pour l’autre, même si cette autre est notre fille bien-aimée ? Est-il possible de mettre l’accent sur les jours heureux pour les voir renaître dans le regard amusé de son petit-fils ?

Louise Simard nous rappelle doucement que les lieux sont gardiens de la mémoire des êtres qui y ont vécu. Ça, vous l'avez déjà compris. Un roman québécois, à lire évidemment.

Extraits :

« Les garçons voulaient me montrer les trois chênes. En m’approchant, j’ai aperçu les noms sur les pierres. (…) Nous avons trouvé ce cahier. Il était dans une boîte en métal, que nous avons laissée là-bas. Je suis désolée. Nous n’aurions pas dû… Cet endroit et cet objet sont sûrement très précieux pour toi. »

« Rassurée par ces rituels, Rosalie oublie la maladie de son grand-père. À vrai dire, les premiers émois passés, tout son être s’est aussitôt engagé dans le déni. Après un court intermède, elle a donc repris sa vie, à la fois routinière et décousue. »

« Pour libérer son immense désarroi, la jeune femme a bercé son fils pendant des heures, et ce geste d’amour et de recueillement l’a peu à peu libérée de ses chaînes. »


© Photo, texte du billet, sauf les extraits de L. Simard, Denis Morin, 2022


jeudi 13 janvier 2022

Quatre en quatre temps de Sylvie Bizien

 

Sylvie Bizien, femme de tête et de cœur, ne fait rien comme les autres. Un jour, elle propose à son époux un tour du monde avec leurs deux filles. Il s’étonne de cette proposition audacieuse, mais il accepte l’aventure. Ça s’est passé dans la vie de cette famille pour un périple de deux ans, si je me souviens bien.

Cependant, l’aventurière sait aussi écrire. Elle passe ainsi de la roue à la plume sans tambour ni trompettes. Après une traversée scripturale, elle a fait paraître en novembre 2020 dans la collection Drôles de pages chez JDH Éditions, un brillant pavé intitulé Quatre en quatre temps.

Des destins se tracent, se meuvent et nous émeuvent comme l’histoire de ces quatre femmes. Pénélope du vieux Concarneau a un talent pour la couture. Chelsea de Brest enseignera en Nouvelle-Calédonie. Mélenn qui eut un amoureux avalé par l’océan naviguera pour redessiner sa ligne de vie. La dernière Baya, l’enfant adoptée, s’inscrira plus tard dans la Marine. Je me suis laissé porter par leur histoire respective, leurs mystères et leur envie d’émancipation.

Le monde se découvre par la navigation au fil des îles et des visages curieux qui vous accueillent au port et sur les plages, tout comme ces récits de voyage apparaissent à notre iris au fil des pages. Le malheur est gommé par les marées et le bonheur se pointe le bout du nez à des moments inattendus. Bref, ce roman à quatre voix de femmes est un véritable régal littéraire.

 

© Photo, texte du billet, Denis Morin, 2022

 


samedi 1 janvier 2022

Proses géométriques et arabesques arithmétiques de Matthieu Lorin

 

La poésie est une manière de comprendre le monde, de le saisir, de le définir tout comme les mathématiques veulent quantifier, délimiter, évaluer ce même monde.

Ici, le poète Matthieu Lorin et l’artiste Marc Giai-Miniet ont transmuté en septembre 2021 aux Éditions du nain qui tousse l’ordinaire en extraordinaire par le recueil Proses géométriques et arabesques arithmétiques. Parfois, le visuel appuie le texte, tantôt il s’en distancie.

Pour votre information, sachez que cette maison est un micro-éditeur/diffuseur de poésie, soit quelques dizaines d’exemplaires par parution. On cultive ici la rareté.

Les poèmes se posent là : énigmes, bornes, problèmes existentiels à résoudre. Les mathématiques exigent une réponse précise et une réflexion hors de tout doute y menant, alors que la poésie conduit généralement à la contemplation, à l’émotion, aux chemins de traverse et à un certain humour.

Somme toute, la vie est nettement plus complexe que matières académiques à apprendre de mémoire. Ça, notre poète l’a nettement bien compris.

Extraits :

« Combien de falaises écroulées votre sang charrie-t-il quand il bat vos nerfs optiques à la même cadence qu’un métronome réglé sur Allegro ? »

« Partant du postulat que vous avez en vous l’équivalent de trois stères de sérénité, quel jour serons-nous lorsque vous aurez tout consumé ? (N’oubliez pas pour vos calculs que cette année est bissextile) »

 

© Billet, photo, sauf les extraits de M. Lorin, Denis Morin, 2022