samedi 26 mars 2022

Mes forêts de Hélène Dorion

 

J’attends impatiemment chaque parution de Hélène Dorion. Celle de Mes forêts aux Éditions Bruno Doucey en 2021 ne fait pas exception.

Comment vous expliquer ce recueil ? Imaginez la poète installée au milieu d’un secteur boisé qui écrit au rythme des saisons et des cycles. Vie, envol, retombée, apparente mort, renaissance. Tout s’écrit sur le lichen et tout s’inscrit sur l’écorce des grands arbres. Sous son regard, la nature vibre. Même le silence est chargé de battements d’aile de la chouette, de feuilles soulevées par le vent, de rais lumineux traçant un chemin sur la neige. La mousse absorbe une partie de l’eau du ruisseau où une biche s’abreuve les oreilles bien tendues. La clarté rend les jeunes pousses presque translucides. La buse est aux aguets et un renard là-bas renifle les herbes nouvelles. Un souvenir familial remonte à la mémoire : la mère attentive et prévenante chantait, le père détournait trop souvent le regard, les deux sœurs rêvassaient sous les promesses de l’été. Puis est venue la conscience du monde et de ses horreurs et de ses possibilités créatrices ou destructrices, selon les humains. La poésie ici est impressionniste faite de ressentis.

La poète retourne toujours vers ses forêts pour se recentrer, s’apaiser, goûter à l’amour, écouter de la musique, gambader par les sentiers, dénicher une strophe ou une image. Ainsi, la genèse des textes point à l’aube. 

Le recueil Mes forêts est du baume et une accalmie au milieu du chaos des jours. À lire évidemment.

Extrait :

« mes forêts sont des greniers peuplés de fantômes

elles sont les mâts de voyages immobiles

un jardin de vent où se cognent les fruits

d’une saison déjà passée

qui s’en retourne vers demain »

 

© Photo, texte du billet, sauf l’extrait d’H. Dorion, Denis Morin, 2022


dimanche 20 mars 2022

Du coup, j'ai fui la France d'Anaïs Gachet

 

Le courrier m’apporte l’essai Du coup, j’ai fui la France d’Anaïs Gachet publié en 2022 chez Hashtag à Montréal.

En lisant le nom de famille Gachet, je pense inévitablement au Dr Gachet, médecin français et ami protecteur de Vincent Van Gogh, le peintre hollandais inconnu de son vivant. Puis retournant le livre pour consulter la photo de la 4e de couverture, je vois la photo de l’autrice que je soupçonne d’être à la fois de la Méditerranée et de la Russie avec cette mélancolie slave dans le regard.

En fait, on est toujours l’étranger de quelqu’un d’autre. Cette nouvelle Québécoise au nom de famille français possède aussi des racines italiennes et russes. Dans cet essai fort pertinent, elle s’interroge sur la différence entre un expatrié et un migrant ou un réfugié. Bien documenté, le livre donne des pistes de réflexion. À cela, elle ajoute deux autres niveaux de lecture avec son vécu personnel et le parcours de ses ancêtres ayant choisi la France comme terre d’asile et d’exil.

Au travail, j’ai un collègue né en France et aux ancêtres belges et hongrois. Il est parti pour les mêmes raisons qu’Anaïs. Si elle a choisi le Québec pour y vivre, ce fut parce qu’elle croyait son avenir tel un horizon ennuagé dans l’Ancien Monde. On ne se déracine pas par plaisir. À présent, elle est travailleuse culturelle à Montréal et ne regrette rien. À lire évidemment pour mieux comprendre les migrations.

Extrait :

« Tant que j’étais une fille blanche vivant dans mon pays majoritairement blanc où personne ne me posait la question d’où je venais, je prenais mon identité pour quelque chose de figé et d’acquis, ou plutôt je ne me posais pas vraiment la question. En arrivant au Québec, je n’étais plus juste moi, j’étais aussi l’autre. »

© Photo, texte du billet, sauf l’extrait d’A. Gachet, Denis Morin, 2022


La soeur de l'autre, Isabelle Rimbaud de Josée Marcotte

 

Après des années de recherche documentaire, Josée Marcotte publie chez Hamac une biographie romancée ou un roman biographique – si vous préférez – La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud. Elle vécut de 1860 à 1917, tandis qu’Arthur de 1854 à 1891.

Outre la description du milieu familial, l’intérêt de ce livre réside dans ce tableau de l’époque marquée par la Guerre franco-allemande de 1870 et la Première Guerre mondiale. Après quelques naissances, l’officier Rimbaud déserte le foyer familial. À l’instar du père, les deux fils ne songent qu’à l’errance et à la vie nomade. Quant aux filles, on meurt jeune ou on se soumet aux diktats d’une matriarche aigrie, férue du catholicisme étouffant de l’époque.

Comme un talent ne vient pas seul dans une famille, Arthur le poète a une sœur Isabelle qui dessine et écrit. Pour s’évader de l’emprise de la mère sévère, elle épousera un biographe et peintre, admirateur de son frère. Elle tentera de sauver l’image d'Arthur le vagabond un temps amant de Verlaine, trafiquant d’armes, le travestissant en converti apaisé, porteur de lumière. Elle essuiera des refus et des reports de parution. Elle écrira des chroniques de la Première Guerre mondiale guerre intitulées au sujet, Dans les remous de la bataille. En 1919, Mon frère Arthur paraîtra à titre posthume.

Dans le monde machiste des lettres, les femmes n’eurent droit voix au chapitre au sein du monde littéraire de la francophonie que grâce à la résilience de Georges Sand, Colette, Simone de Beauvoir, Duras, Yourcenar et bien d’autres.

Le présent roman biographique montre le courage d’une femme plutôt conservatrice qui veut s’affranchir de l’oppression et s’épanouir, en dépit des contraintes de l’époque. Voici un très bel ouvrage dont je vous recommande la lecture.

 

© Photo, texte, Denis Morin, 2022


lundi 7 mars 2022

Dripping sur tatami de Hector Luis Marino

 


D’entrée de jeu, je vous fais cette confidence : trop gauche je n’ai jamais été doué pour les sports, mais j’aime la ténacité et l’atteinte d’objectifs des sportifs. Par contre, des livres sur l’histoire de l’art, j’adore. Dans le présent roman Dripping sur tatami, paru en 2021 dans la collection Nouvelles Pages chez JDH Éditions, nous avons la synthèse de ces deux univers, judo et peinture. Pas banal du tout, vous dis-je.

En parcourant les premières pages, je suppose qu’Hector Luis Marino est Hugo qui nous racontera son histoire familiale de l’Algérie, à Marseille, sa valse-hésitation entre la création artistique et le sport, le retour de cet ancien amour pour la peinture et la prise sous son aile de deux talentueux jumeaux. Il les entraîne, les encourage, les protège comme s’ils étaient ses enfants. Maître Nagao, un sensei, les guidera aussi dans leur entraînement. C’est par ces deux jeunes qu’Hugo retournera aux sources en Algérie. La vie est une suite ininterrompue de cycles, de retournements, de prises de conscience.

Au parcours d’Hugo sont intercalés des segments relatifs à Yves Klein et à Nicolas de Staël. Si le premier peintre a sauté dans le vide dans un but artistique, le deuxième du haut de sa terrasse est appelé par le vide et le tourment amoureux.  Puis Hugo retombe aussitôt sur ses pattes dans le fil narratif qui nous amène un peu plus loin.

Hugo sera-t-il reconnu comme peintre ? Hakim et Farrid monteront-ils sur les podiums ou seront-ils condamnés au désœuvrement des banlieues ? Et si l’existence nous poussait justement à dépasser nos limites.

Hector Luis Marino écrit avec l’esprit et le cœur. L’empathie, le silence, la beauté, le besoin de créer font partie de son univers quotidien. On le sent bien. Pour l’amour du judo et pour celui de la peinture, je vous invite à lire ce roman hybride. Ippon!

À présent, je lance le défi à l’auteur de nous écrire une suite. Imaginons Hakim et Farrid dix ans plus tard. À suivre.

Extraits : 

« Son admirable équilibre ne tenait justement que par son apparent inachèvement et il suffirait d’un trait, d’un point pour gâcher probablement l’œuvre de sa vie. Nicolas de Staël s’inquiéta en s’imaginant le lendemain, délesté de cette lucidité que seul l’alcool pouvait lui offrir, être dans l’incapacité de résister au besoin de vouloir faire mieux encore et saccager par un aplat de trop l’absolue harmonie de la toile. »

« Ferrid se vêtit du judogi blanc pourvu du dossard et de l’emblème de la France, et Hakim du judogi bleu, celui de l’équipe nationale algérienne. (…) Leur secrète initiative représentait pour eux l’acte d’amour suprême. Voilà la seule raison pour laquelle ils se battirent comme des chiens. Pour que leur propre identité soit effacée au profit de l’autre, dans un monde où la notion même de la compétitivité impose l’anéantissement d’autrui au profit de sa propre gloire personnelle. »

 

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de HLM, Denis Morin, 2022

 

 

 

 


vendredi 4 mars 2022

Ce livre ne s'adresse qu'à 0,00005 % de la population de Bertrand Laverdure

 

Bertrand Laverdure est polyvalent : poète, romancier, librettiste, wikipédiste, ex-chroniqueur littéraire à la télé, Poète de la cité de Montréal de 2015 à 2017.

Il vient de faire paraître Ce livre ne s’adresse qu’à 0,00005 % de la population chez Hamac, dans la collection poésie. Ce recueil empreint d’une grande lucidité pose la question sur le lectorat restreint de ce genre littéraire. Le public consomme des livres de cuisine, déco, informatique, des traités pratico-pratiques, des romans d’écrivains connus. Par conséquent, les nouvellistes, les dramaturges et les poètes restent à la traîne, ce qui est déplorable en soi.

On dit que la poésie est si personnelle et hermétique. C’est vrai qu’elle est porteuse d’émotions et de ressentis. En ce sens, le poète endosse le rôle du témoin de l’humanité. Par son expérience, les métaphores et les réflexions, le lecteur se reconnaît en lui. Le public écoute des chansons, sans comprendre qu’il consomme aussi de la poésie agrémentée de musique.

Le poète déambule au cimetière de Montparnasse à Paris où il songe aux poètes et aux philosophes qui ont connu cette ville. Il partage des moments de sa colocation d’appartement, rédige des cartes brèves, observe les passagers et les mendiants SDF à la station de métro McGill.

Il résulte de la lecture du recueil d’être en présence d’un individu qui expose des parcelles de lui-même et de nous, par effet-miroir, en toute lucidité. J’ai aimé ce recueil. Je me suis reconnu dans son propos sur l’écriture de poésie.

Extraits :

« Je ne sais plus à qui je m’adresse mais je m’adresse. Je continue. J’allonge la logorrhée des heures dans l’île épicentre (la terre), j’ajoute, j’étire, je fabrique du non-silence. Du différent… »

 

« Nous sommes des primitifs

Avec des outils délictueux

des ventres d’oiseaux malades »

 

« Ne jamais être soi ne fatigue personne.

La mort ne vient pas sur un lit froissé

hier, je me suis vu

dans le métro, je ne choisis que la barre triple,

la fourche publique

pendant mon ascension, les escaliers Billie Eilish

imitent des voix »

 

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de B. Laverdure, Denis Morin, 2022