vendredi 18 février 2022

Moustiquaire et krazy glue de André Abat-Roy

 

Finissant à l’École de danse contemporaine de Montréal, André Abat-Roy s’intéresse tout autant à l’écriture, à la musique, puisque la vie est en mouvement comme les mots tracés sur une page et comme les gestes effectués dans un espace scénique.

Il signe aux Éditions Hashtag son premier recueil de poésie Moustiquaire et krazy glue où il tente de saisir ce monde qui le fascine et le dépasse. Il s’exprime comme sa mère et observe son père taiseux. Le poète s’énergise l’été en se couchant nu et en faisant déjeuner sur l’herbe. Il réfléchit sur l’incommunicabilité entre les êtres. Il s’amuse du chien qui cherche le dehors et se questionne sur ses visiteurs qui tardent à quitter et qui causent inlassablement sur le perron. Il craint la folie de la modernité épuisant toutes les ressources naturelles et humaines.

Le poète en herbe fait preuve de compassion, de jeux de mots créatifs et d’images tendres. C’est justement la tendresse à l’égard des autres et une certaine solitude introspective qui lui permettront de créer sa vie, malgré l’apparent chaos du monde.

Une nouvelle plume à lire. Vivement le prochain opus.

Extraits : 

« ne rien oublier

ne rien perdre de vue

ne rien perdre de l’immensité de l’existence

ne rien perdre d’un matin qui se lève du pied gauche »

 

« un vélo passe devant mes yeux

compostelle en dedans de toi

retrouve l’atome origine »

 

« je compte et recompte

huit non neuf pépins

juste assez pour devenir

moi aussi

arbre à fruits »

 

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de A. A.-R., Denis Morin, 2022


lundi 14 février 2022

Toucher la terre ferme de Julia Kerninon

 

Chaque parution de Julia Kerninon est attendue comme on espère des instants de grâce. Ils sont au rendez-vous. Elle est docteur ès lettres. Une fois cela dit, l’érudite est dotée d’un talent indéniable cultivé, travaillé depuis longtemps. Certaines gamines apprennent le piano. Dans son cas, elle joue du clavier de machine à écrire depuis l’enfance. La musicalité des sons s’est transposée en textes habiles et sentis.

Ce récit autobiographique, Toucher la terre ferme, ne fait pas exception. J’oserais dire que c’est un livre sur les amours : celui de la grand-mère Kerninon, celui des parents hyper protecteurs, de ces mecs gonflés de désir mais qui vous laissent poste restante pendant des lunes, de ce gentil garçon qui répand du sirop sur les gaufres du matin et se transforme peu à peu en amoureux, puis celui des deux fils qui vont reconfigurer le cours des saisons.

Cet enracinement s’inscrit inévitablement dans le cycle de la vie et dans la douleur du corps. Est-ce que la romancière cohabite toujours bien au côté de l’épouse et de la mère ? Est-ce que la maternité correspond à une méthode toute tracée d’avance ? N’est-elle pas constituée de ces découvertes au quotidien qu’ont vécues auparavant d’autres femmes de la famille ? La nomade finira-t-elle par s’ancrer autour de sa famille naissante ? Lisez, lisez-la, pour en savoir davantage. Ne comptez pas sur moi pour vous livrer toutes les clefs déverrouillant les portes de sa demeure. Sa plume s’en chargera très bien.

Dans un premier temps, je vous invite tout simplement à ouvrir cet écrin rose corail et à parcourir l’itinéraire de l’écrivaine. Puis, dans votre enthousiasme certain, poussez votre curiosité un peu plus loin comme je l’ai fait en lisant tout le corpus littéraire de Julia Kerninon. Un écrivain de maintenant. Elle sera indémodable demain.

Extraits : 

« Une intéressante maxime de mon père : Ta liberté s’arrête là où commence celle des autres. J’avais bien compris. La première chose que j’ai faite quand j’ai pu, ça a été de fuir les autres. Je voulais me comporter dignement, mais je voulais aussi désespérément être libre. »

« Il porte le prénom du saint des causes perdues, des choses perdues, et j’étais certaine d’être les deux quand je l’ai rencontré. »

« J’étais en train de transformer ma mère en grand-mère, et de la rapprocher de sa mort. De la chasser du cercle de lumière. Les matriochkas qu’elle collectionne ne lui ont rien appris sur le fait qu’un jour un bébé surgirait de mon ventre, et qu’il serait mon bébé. »

 

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de Julia Kerninon, Denis Morin, 2022


samedi 12 février 2022

Boire la mer les yeux ouverts de Jean-Benoit Cloutier-Boucher

 


Il est de ces livres qui font aussi écho au vécu du lecteur avec ce père violent et son épouse malade. Je partage avec l’auteur le Bas-Saint-Laurent comme région d’origine. Nous sommes possiblement de lointains parents.

Jean-Benoit Cloutier-Boucher après des études en lettres et en révision linguistique est devenu bibliothécaire à Québec. Entre les livres à ranger, les usagers à conseiller et les recherches à effectuer à son poste informatique, il s’épanouit en toute confiance et en toute maîtrise de ses tâches. Toutefois, l’écriture des autres le ravit, mais la sienne lui est carence. Et s’il écrivait pour exprimer le vide et le silence, il raconterait à un éventuel lectorat la femme de sa vie, sa mère. D’habitude, les auteurs se lancent dans les œuvres de fiction. Néanmoins, lui, préfère en toute sincérité coucher sur papier un récit biographique à l’image d’une longue lettre-hommage à sa mère. On rit, on verse une larme. La vie est une tragi-comédie, surtout entre ce géniteur colérique et les femmes sympathiques du clan qu’elles soient la grand-mère, les tantes, la sœur, la nièce et filleule. Une fois les claques évitées, l’auteur est rassuré par l’une d’elles. Elles forment son c(h)oeur polyphonique.

J’ai ressenti bel et bien l’intention de Jean-Benoit de conserver sa mère vivante et vibrante au milieu de nous par des poèmes et des fragments de prose bien émouvants. Le défi était risqué. Nous aurions pu tomber dans le larmoiement facile. Ce n’est pas le cas. Dosage parfait. J’entends les confidences d’un fils à sa mère, tous deux assis calmement sur le bord du Lac Témiscouata par un bel après-midi de juillet. On y est si bien. Merci.

Extraits :

« Tes membres en papier-parchemin

se font la gueule

je te réinvente chaque nuit

tu es mon abribus

dans les plus grandes tempêtes »


« Tout petit, assis sur le bord de l’îlot, tu me faisais écouter tes compilations pendant que je t’aidais à cuisiner. Nous dansions dans la farine en dépoussiérant les vieux classiques. Nous faisions fondre le chocolat en brassant les plus belles mélodies. Tu me saupoudrais d’épices sucrées lors des refrains vers d’oreille. »

 

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de J.-B. C.-B., Denis Morin, 2022


vendredi 4 février 2022

Zoé de Alain Cadéo

 

Si ça continue, mon blogue de lecture tournera en festival-hommage à Alain Cadéo. J’assume mon admiration. Ce poète dans l’âme a publié en 2015 chez Mercure de France cette œuvre toute en finesse intitulée Zoé.

Je vous informe que ce roman fut traduit aussi en mandarin, comme quoi un excellent roman sait voyager.

Imaginez un homme usé par la vie, vivant loin de ses enfants devenus grands, isolé dans un bunker avec pont-levis au sommet d’une montagne. L’habitation fut aménagée par lui et Haril, un ancien légionnaire nomade. Comme voisinage, ils ont les aigles, les cerfs, les sangliers. On chauffe le poêle, on touille la soupe, puis le vin cuvé après un quignon de pain et du fromage avalé. L’amitié réchauffe le cœur et l’esprit. En l’absence d’Haril, les cahiers et les plumes tiennent compagnie.

L’homme au long manteau est surnommé Henry par une caissière de boulangerie nommée Zoé à la recherche d’un sens à sa vie. Toute pimpante et coquette, elle aimante les regards. Lui s’ennuie de ses mômes et elle de sa sœur disparue trop tôt. Chacun porte son poids de silence. Un matin, Zoé commet l’audace d’insérer un billet dans une miche et le vieux client épris de grâce et de fraternité se met à lui répondre. Ce dialogue pour deux voix esseulées se poursuit des semaines et des mois. Chacun est fasciné par les mots et la graphie de l’autre.

Il m’arrive souvent de penser que les êtres qui croisent nos vies sont comme une solution révélatrice dans laquelle on plonge un film, une pellicule pour révéler une image, celle de notre essence.  Par la suite, ces guides disparaissent, mais leurs messages demeurent inscrits en nous.

Lire du Cadéo, c’est tout simplement contempler la lumière de l’aube.

Extraits : 

« Chaque fois je me dis qu’il a raison Henry. Je ne sais pas trop à quoi ressemble la Patagonie mais ce dont je suis sûre c’est que c’est immense, sauvage et sans limites. Chaque fois ça me rend heureuse de savoir qu’en moi il y a tellement d’espace. »

« J’ai tellement appris à me contenter de peu. Tout me comble, le plus petit cadeau du monde est une joie au cœur de mon silence. Un sourire de Zoé a le pouvoir d’une pépite d’uranium. »

 

© Photo, texte du billet, sauf les extraits de A. Cadéo, Denis Morin, 2022


mardi 1 février 2022

Chaque seconde est un murmure de Alain Cadéo

 

Alain Cadéo est un magicien des mots. Il transforme tout sur son passage. J’envie son aisance et cette apparente fluidité. L’expression du verbe est à la fois musicale et poétique. On se fait son théâtre et son cinéma. À un certain passage, j’ai pensé à Claude Sautet avec son film Les choses de la vie mettant en vedette Romy Schneider et Michel Piccoli.

Dans Chaque seconde est un murmure paru en 2015 chez Mercure de France, le jeune Iwill après un accident se met à errer sans but, en peine de la perte de Catherine, son amour. Il va Iwill (Je ferai, Je serai, avec sa volonté de jeune homme entêté, déjà paumé) sur les routes. À Luzimbapar, il est accueilli par la mystérieuse et sensuelle Sarah, le sympathique et colossal Laston et leur meute de chiens féroces. Elle cultive des arbres fruitiers, lui creuse une montagne. Ce couple vit en  autarcie, hippies écolos. 

Sarah remet un cahier de comptabilité que Iwill devra remplir. Ses inspirations littéraires lui proviennent le plus souvent en rêve qu’éveillé. Bref, il tarde à le remplir ce cahier aux colonnes et aux lignes presque vides. De rares feuillets témoignent de sa fascination pour ces deux geôliers si hospitaliers. Iwill veut partir, mais comment peut-on quitter quand le passé vous taraude comme une montagne à gruger, que les hôtes sont si charmants et que des cerbères montrent les crocs à l’approche des limites de la propriété ?

On peut lire subtilement dans ce cahier dont on doit noircir les pages la discipline requise pour écrire un livre, une œuvre qui se tienne à travers le temps.

Et si la vie n’était qu’un songe tel un itinéraire à traverser ? Et si l’on fuit inévitablement la famille pour mieux définir son être et sa destinée ? Iwill ne maîtrise en fait pas grand’ chose. Il s’en remet au temps qu’il fait, à Sarah qui incite à la confidence et à Laston bien content d’avoir un compagnon de corvée. Force est de constater que l’auteur tire bien les ficelles de ce huit clos. La nymphe, le baraqué et le maigrelet évoluent en parallèle. Les cordes s’entremêlent parfois volontairement selon les scènes qui se jouent devant nous comme des étreintes échangées juste avant l'aube.

Vous ai-je dit que l’écriture d’Alain Cadéo est envoûtante et onirique à souhait ?

Extraits :

« Merci Sarah pour ce cahier noir. Toutes ces pages de jour, de nuit, de vie, de mort, à étaler sur la mie grasse du papier. Je peux sauter des lignes, je peux y courir ventre à terre ou m’y traîner comme un escargot, faire du mot à mot… »

« Je suis grand, bègue, roux et pudique et votre gentillesse à tous les deux me touche et me bouleverse mais, c’est plus fort que moi, j’ai des fourmis dans les jambes, j’ai besoin de me lever comme Lazare. »


© Photo, texte du billet, sauf les extraits d’A. Cadéo, D. Morin, 2022