lundi 2 septembre 2019

Entretien avec Vincent Giudicelli


Imaginez par une douce soirée d'août deux taiseux sympathiques en pleine conversation, assis à une terrasse avenue du Mont-Royal, à Montréal, partageant un bon Bourgogne, ça donne l'entretien qui suit. Bonne découverte !

À quand remonte votre envie, pour ne pas dire votre besoin d’écrire ?


Le besoin depuis l'adolescence, quand j'ai découvert la poésie et commencé à écrire des chansons et de la prose poétique. Je lisais aussi pas mal de romans et de théâtre, mais, faute de professeurs de français intelligents, suffisamment cultivés, ouverts et pédagogues, j'ai attendu mes 35 ans avant d'admettre, aidé par mon entourage, que j'étais assez intelligent pour écrire 250 pages qui tiendraient la route. L'envie et le plaisir n'ont pas remplacé le besoin, mais ils m'ont alors permis de rendre délectable une activité qui était toujours un peu douloureuse pour moi, du fait d'une autocritique bien trop sévère. Une professeure de français québécoise m'a récemment confié qu'elle s'était servie d'un passage de Cardinal Song comme dictée à ses élèves. Ce genre de détail est encore plus délectable.

Écrivain du silence ou de la cohue ?

Du silence, sans hésitation. Et par là même de la solitude. Le bavardage m'épuise. Je l'évite soigneusement dans la vie, de même que lorsque j'écris une histoire ; puisque selon moi, c'est à 80 pour cent par le silence et l'expérience de la solitude qu'un personnage – ou un humain tout court – avance et prend le dessus sur ses peurs ou ses a priori. Personnellement, je ne crois que très peu aux conseils. On avance comme on peut, à notre rythme. Sinon, c'est du forçage et nos mots, nos gestes, notre corps tout entier, sonnent encore plus faux.

Pour une histoire et des personnages qui veulent aller d'un point A à un point B, j'aurais tendance à penser que c'est pareil : il faut les laisser s'enfoncer, s'isoler, trouver le mélange qui va leur permettre de mettre à plat l'incompréhension qu'ils peuvent avoir d'eux-mêmes. Malgré cela, je pense qu'il serait une erreur de croire que seule la psychologie résout tout: au contraire, beaucoup de dénouements passent par le corps. Il faut faire un peu mal à ses personnages, leur faire reprendre contact avec leur chair. C'est de là que viennent leurs réponses. Puis il faut trouver le moment de l'histoire à partir duquel on peut leur faire du bien, leur redonner de l'air pur.

Vos personnages ont une urgence de vivre, pourquoi ?

C'est ma forme de révolte, j'imagine. Parce que j'ai le sentiment que la vie elle-même perd chaque jour de son caractère "accidentel" et que ça me tourmente. On se rencontre par écrans interposés, les services clients sont gérés par des voix synthétiques ou des employés exploités qui ont appris par cœur des phrases toutes faites ; on est censuré, infantilisé, on nous demande d'être parfaits ; la consommation et l'information sont basées sur la peur: peur de ne pas être comme son voisin, peur d'être volé ou tué ; même les livres de développement personnel ont des injonctions en guise de titres. C'est étouffant, de vivre avec de tels filtres. Où est la vie, là dedans ?

J'adore Houellebecq et j'admire sa faculté à mettre en scène des personnages soumis au monde, désespérés et vaincus, mais je ne pourrais jamais faire ça à mes personnages. Et comme d'un point de vue personnel, l'absence de révolte me révolte, j'ai besoin de leur faire dire ce que moi, au quotidien, je ne peux pas toujours dire. C'est le cas dans Kim, la dernière nouvelle du recueil, qui a été pour moi un moment d'écriture très cathartique. Et puis, pour revenir simplement à votre question, qu'y a-t-il de plus urgent que de vivre ? Que de se sentir humainement présent ? C'est certainement parce que c'est difficile que nous nous échappons si facilement vers la futilité ou le passe-temps. Mais je ne suis pas mieux que les autres à ce niveau-là. Moi aussi, je me laisse avoir.

Vos personnages masculins sont très doux et vos personnages féminins sont proactifs. Le percevez-vous également ?

Oui, tout à fait. Je crois que ça me vient assez naturellement. J'ai grandi seul avec une mère aventureuse et battante et je me suis entouré d'amis hommes bienveillants : cela doit être ma manière de rendre la pareille, de les remercier, à travers ces personnages que vous décrivez, d'avoir été là. Enfin, j'imagine, il faudrait quelques mois de psychanalyse pour parvenir à une réponse vraiment fouillée.

Question à un homme discret. Taire et dire, en quoi se complètent-ils ou en quoi s’opposent-ils ?

Aux phraseurs qu'on écoute rarement plus de cinq minutes, je préfère les taiseux. En général, ce sont ceux qui ont le plus de choses intéressantes à dire. Le problème, c'est que dans notre société, ils manquent de visibilité. Les idiots, eux, sont bourrés de certitudes ; alors ils parlent à la place des autres, certes, mais on n'a aucune réponse. Ils paraissent avoir des vies tellement fantastiques que je les appelle "les astronautes". On ne peut pas être tout le temps intéressant mais ça n'empêche pas de faire des efforts, comme celui qui consiste à réfléchir avant de parler.

Dans votre roman Cardinal Song et dans votre recueil de nouvelles Il faisait beau et tout brûlait, les lieux prennent une grande importance. Qu’en pensez-vous ?

Je pars presque toujours des lieux pour raconter une histoire. On trouvera peut-être ce point de vue un poil déterministe mais, si l'on s'en tient au domaine strictement fictionnel, j'estime qu'ils conditionnent quand même beaucoup la vie ou les désirs d'un personnage. Par ailleurs, je suis fasciné par les lieux que je ne connaîtrais sans doute jamais. Regarder par le hublot d'un avion me donne un blues à fendre l'âme, mais la nourrit également. J'imagine la vie dix mille mètres plus bas et cela me donne une envie irrépressible d'en raconter une bribe.

L’imaginaire est-il plus intéressant que le réel ?

J'aurais envie de répondre "non" mais je n'emploierais pas l'adjectif "intéressant" pour comparer les deux. Je dirais simplement "croyable" ou "juste". Ce que j'aime en lisant une histoire, c'est que je puisse croire qu'elle est vraie. Si on lit par exemple Svetlana Alexievitch ou Emmanuel Carrère, qui sont deux auteurs du réel, c'est une mine, un véritable cours d'écriture pour un auteur de fiction. Il y a dans leurs récits une façon de raconter, à la fois impliquée et distanciée, qui est passionnante : on sait, en les lisant, qui raconte, mais avec cette pudeur qui consiste à toujours à dire, en filigrane de leur propos, "ce n'est que mon avis". Quel meilleur exercice pour un auteur de fiction que d'essayer d'inventer une histoire avec des détails qui semblent si authentiques que le lecteur se demande "est-ce que tout cela est vraiment arrivé ?"

Quel livre auriez-vous aimé avoir écrit ?

Il y a quelques années, je vous aurais répondu Eureka Street. Je trouve tout, dans ce roman. L'humour, le politique, la poésie, l'amitié, l'amour, la ville, la nostalgie de l'enfance... Mais j'ai trop d'affection et de respect pour Robert McLiam Wilson pour prendre sa place, même mentalement. Alors je dirais le scénario de Head-On de Fatih Akin.

Quel lien entretenez-vous avec Norman Klee, au point d’en faire votre identifiant sur Twitter ? 

Je voulais que Norman soit la quintessence du "cool". Une amie me disait que si on emmenait Norman dans un musée, il nous attendrait à la buvette mais qu'à la fin de la visite, il aurait dix mille anecdotes à raconter sur ce qu'il a vu pendant deux heures, bien plus que nous en deux cents tableaux. Plus sérieusement, Norman est un mélange de mes amis, présents ou passés, et ce personnage d'ingénieur du son qui connait la moitié de la planète rock est un hommage direct à ces amis qui m'ont inspiré, tiré d'une mauvaise passe ou simplement fait sentir vivant. Mon rêve serait qu'un jour, face à un problème, quelqu'un qui a lu mon livre se dise "Qu'est-ce que Norman Klee ferait dans une telle situation ?". C'est le vieux briscard que rien n'étonne ou n'impressionne. Ce personnage, je continue de vivre avec. C'est lui qui me sert un verre quand mon footing n'a eu aucun effet sur l'état de mes nerfs. Il n'est pas exclu qu'il devienne un jour le personnage central d'un autre roman.

Qu’est-ce qui vous exaspère ?

Qu'on pense qu'un écrivain doive écrire huit heures par jour, avoir le teint blafard et ne se servir que de sa tête. Il faut être très en forme pour écrire ; s'asseoir à une table seul pendant des mois exige de prendre l'air. Sinon on devient fou.

À part ça: le manque de civisme. Quand j'entends certains dire que monter dans un bus par ordre d'arrivée dans la file d'attente ressemble à une forme de fascisme, je vois rouge.

Qu’est-ce qui vous élève, la musique, le jeu dramatique, l’écriture ?

Je ne suis plus vraiment comédien, même si j'ai parfois encore quelques désirs de rôles que j'adorerais jouer, comme Platonov ou La Fleur à la Bouche. Donc, je dirais la musique, qui, associé à cette histoire de lieux dont on parlait tout à l'heure, s'immisce directement dans mon écriture. En écoutant de la musique, je me sers des interprétations que fait mon cerveau des paroles anglophones que je ne comprends qu'à moitié pour m'imposer des mots ou des idées et jouer à leur trouver une place. C'est assez tordu, comme méthode, mais cela me permet de tenter des percées que je n'aurais habituellement pas l'idée de tenter et d'ainsi "rafraîchir" un paragraphe ou une page entière.

Un écrivain corse publié à Montréal, c’est singulier. Qui a trouvé qui ?

Le plus grand des hasards. J'étais en France, le manuscrit de Cardinal Song est passé de main en main, jusqu'à franchir l'océan et atterrir sur le bureau d'Annika Parance, qui m'a appelé dans la foulée. Elle était étonnée qu'aucune maison d'édition française ne l'ait accepté. Moi aussi – un peu – mais je ne changerais ce scénario pour rien au monde, tant travailler à ses côtés me fait progresser. Et puis comme elle déteste autant que moi le bavardage, on s'entend très bien. Difficile de nous arrêter quand nous commençons à discuter.

© Entretien et photo, Denis Morin, Vincent Giudicelli, 2019



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