jeudi 16 juillet 2020

Entretien avec Charles Sagalane


Charles Sagalane est un poète jeannois que j’ai eu le plaisir de découvrir lors d’un Dimanche en poésie, événement culturel organisé à Saint-Eustache en février 2020 par l’association Toulèsarts. Par la suite, j’ai lu les recueils de poésie de cet auteur fort original, érudit et enjoué. Notre entretien virtuel s’est fait par le biais du courriel. Les photos furent prises par moi, lors du passage du poète dans le Vieux-Saint-Eustache. Bonne découverte.

La poésie, est-ce elle qui vous a choisi ?

La poésie me choisit à sa façon, librement, loin des écoles et des règles, loin du poème même.  Un thème m’environne – la saveur, le costume, les objets... – et je vais à sa rencontre. Chaque réalité possède sa part chantante. Je ne crois pas dans les genres. Le Clézio écrivait déjà dans L’extase matérielle : « Évidemment les genres littéraires existent, mais ils n’ont aucune importance. » Dans mon approche du texte, j’expérimente plutôt les régimes d’écriture, les tonalités et les lexiques. Je puise dans les pratiques – artistiques et autres – et je varie les postures de création. Au cœur de ce laboratoire de lettres, je ne recherche pas à tout prix la distillation élevée que l’on reconnaît à la poésie – qu’on songe à la métrique à la Dante ou de Mallarmé, aux images de Miron ou d’Anne Hébert. J’aime demeurer hybride. Je me passerais volontiers d’une étiquette de genre. C’est un impératif commercial et institutionnel avec lequel je compose.

Pourquoi ce genre littéraire plutôt qu’un autre ?

Pourquoi ce que j’écris a-t-il une teneur lyrique assez marquée ? À cause de l’humain derrière la plume, sans doute. Comme je ne crois pas aux genres, je pose ma réflexion en amont. J’écris – c’est beaucoup moins extensif que créer. Comment écrire plus largement, plus entièrement ? Je fais de la littérature – c’est déjà un territoire qui contraint. Comment élargir cette pratique qui consiste à jouer de la lettre, de la page, du sens et du livre ? Vers où pousser la limite du langage, de l’affichage, de l’édition, de la graphie ? Quand Thoreau explore les méandres de son esprit botanique, philosophique et lyrique dans Walden, il déborde les genres et les disciplines. C’est ce que je demande à ma pratique. Sans perdre de vue qu’il s’agit de toucher un lectorat, de le sentir proche et complice. Je suis un enthousiaste, un rêveur, un butineur. J’aime avant tout la brièveté. Comme j’aimais les blocs Lego : parce qu’ils construisent des mondes variables. Toutes les formes brèves m’attirent : le pantoun et le haïku, le sonnet et le rondeau ; mais aussi le caractère à la manière de La Bruyère, la nouvelle (bijou mésestimé de notre tradition occidentale), le microrécit qu’explore Régis Jauffret... Ainsi votre question devient : qu’est-ce qui motive la forme de mes écrits? Disons que je chemine avec un tempérament de poète, mais que je me sens écrivain. La poésie est un carrefour où me ramènent mes écrits – de narration, de dialogue, de réflexion. Et la littérature est le pays d’origine auquel je reviens avec toutes mes échappées – performance, Land-Art, installations, interventions et arts de lettres.

Votre poésie est multisectorielle. Elle touche l’histoire de l’art, les archives familiales, les jeux. Que dites-vous pour votre défense ?

Je plaide coupable. Aucune circonstance atténuante, si ce ne sont les limites de ma constitution, le poids de mon hérédité et la force de mon conditionnement. Vous avez trouvé le motif que nous cherchions tout à l’heure et qui me pousse à écrire : partir d’une archive personnelle, jouer à la faire parler en regard de ce l’Histoire de l’art peut m’inspirer.

Dans vos recueils, il y a le concept du Musée Moi qui revient. A-t-on droit ici au conservateur des objets ?

Il y a tellement d’employés dans ce bazar-là ! Et c’est moi qui dois tenir tous les rôles. Concierge, homme à tout faire, responsable des services administratifs, directeur du financement, responsable des communications, concepteur et rédacteur, bibliothécaire de survie en chef… Conservateur des objets me plait bien. Réparateur aussi. Pas jeteur, en tout cas.

On en revient au jeu et à la pédagogie. Pouvez-vous nous parler du concept de bibliothèque de survie ?

Je termine un manuscrit de 80 000 mots pour répondre à une telle question… Disons que c’est une folle entreprise. J’ai eu l’idée que ce sont les livres qui nous sauvent et que j’allais faire vivre une bibliothèque sauvage sur les îles de mon village. Pendant huit ans, j’ai pris soin des lieux et retracé les interactions avec les visiteurs-lecteurs. J’ai poursuivi mon irrésistible inspiration jusqu’à placer des bibliothèques dans les communautés francophones de la Cap Sainte-Marie, en Nouvelle-Écosse, jusqu’à La Fourche, au Manitoba. Des écrivains ont été mes bibliothécaires de survie et m’ont guidé dans des paysages littéraires incroyables. Tout ce temps, j’ai tenu un journal de l’aventure, cueilli des haïkus et marié des îles. Les gens auront un aperçu de mes péripéties sur mon site d’auteur : http://www.sagalane.com/livres/17-biblio.

Ne trouvez-vous pas que les bibliothèques de survie rejoignent en quelque sorte les caches de nourriture chez les Autochtones, en particulier chez les Inuits avec les inukshuk (servant de cache et de repère visuel) ?

Tout à fait. Notre appartenance au territoire nécessite ce jeu de cachette pour qui veut survivre de manière traditionnelle. Moi je cache des livres, parce que je veux survivre à l’ennui. La culture est ma bouée. Et j’apprécie énormément ce que la nature cache : des petits atocas, des pins pour protéger du soleil, du granit pour résister à la vague, des panoramas splendides… Le géocaching a eu sa part dans la mise en branle du projet. L’idée de trouver un trésor – recueil de poésie, récit, album pour enfant – redonne au lecteur une pulsion cachée. Et la beauté du territoire se charge du décor de lecture. La réalisation de ma bibliothèque a été profondément ancrée dans le cycle des saisons, autre particularité des cultures autochtones. La vie des livres ne doit pas se couper du dehors.

Les enfants vous perçoivent-ils comme les grands ?

C’est une magnifique question, parce qu’elle vient du cœur. Une question d’enfant, directe et fulgurante. Les enfants vont vite à l’essentiel dans ma démarche. Ils jettent par-dessus bord la raison et le calcul, ils font confiance à leur fantaisie, gonflent les voiles de leurs élans joueurs et de leurs rêves possibles – et nous partons à l’aventure. Ils me voient pour l’excentrique libre et heureux que je me plais à être.

Avez-vous déjà songé à écrire de la littérature jeunesse et au conte (qui rejoint la poésie) ?

Les enfants me le demandent souvent, ils me suggèrent des idées et des titres. Ils ont raison. Mais je n’écris pas plus par âge que par genre… (Nous retombons dans la première question.) J’ai tout de même un curieux projet de fables, ciblant jeunes et moins jeunes. J’aurais peut-être besoin de quelques clones au Musée Moi pour réaliser tout ça ! Tout de même, mes projets scolaires me permettent d’exploiter l’univers merveilleux de l’enfance – un cirque littéraire, un Bazar des Objets Ultra-Merveilleux, une légende de plumes… Je crée beaucoup avec les enfants, et pas seulement pour eux.

Être poète en région, cela fait-il de vous un voyageur curieux d’explorer le monde ?

Vous me mettriez dans la jungle que je voudrais voir l’Arctique, dans les steppes que je rêverais de mégapoles…  Je suis un gourmet insatiable.

Y a-t-il un projet d’exploration littéraire dans l’air ?

Plusieurs. La publication de 17bibliothèque de survie est prévue en mars 2021. J’ai reçu une subvention de création pour me consacrer à l’écriture de 84promenade du statuaire, dialogue lyrique avec la statue de Polycarpe Moreau, en son cimetière d’Hébertville-la-Station. Et quelques projets mijotent – sur les jardins, les temples, la science, les sports… Pas de quoi m’ennuyer donc, la survie est belle.



© Entretien et photos, Denis Morin, Charles Sagalane, 2020

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