Charles
Sagalane est un poète jeannois que j’ai eu le plaisir de découvrir lors d’un
Dimanche en poésie, événement culturel organisé à Saint-Eustache en février
2020 par l’association Toulèsarts. Par la suite, j’ai lu les recueils de poésie
de cet auteur fort original, érudit et enjoué. Notre entretien virtuel s’est fait
par le biais du courriel. Les photos furent prises par moi, lors du passage du
poète dans le Vieux-Saint-Eustache. Bonne découverte.
La poésie, est-ce elle qui vous a
choisi ?
La
poésie me choisit à sa façon, librement, loin des écoles et des règles, loin du
poème même. Un thème m’environne – la
saveur, le costume, les objets... – et je vais à sa rencontre. Chaque réalité
possède sa part chantante. Je ne crois pas dans les genres. Le Clézio écrivait
déjà dans L’extase matérielle :
« Évidemment les genres littéraires existent, mais ils n’ont aucune importance.
» Dans mon approche du texte, j’expérimente plutôt les régimes d’écriture, les
tonalités et les lexiques. Je puise dans les pratiques – artistiques et autres
– et je varie les postures de création. Au cœur de ce laboratoire de lettres, je
ne recherche pas à tout prix la distillation élevée que l’on reconnaît à la poésie
– qu’on songe à la métrique à la Dante ou de Mallarmé, aux images de Miron ou d’Anne
Hébert. J’aime demeurer hybride. Je me passerais volontiers d’une étiquette de
genre. C’est un impératif commercial et institutionnel avec lequel je
compose.
Pourquoi ce genre littéraire plutôt qu’un
autre ?
Pourquoi
ce que j’écris a-t-il une teneur lyrique assez marquée ? À cause de
l’humain derrière la plume, sans doute. Comme je ne crois pas aux genres, je
pose ma réflexion en amont. J’écris – c’est beaucoup moins extensif que créer. Comment
écrire plus largement, plus entièrement ? Je fais de la littérature –
c’est déjà un territoire qui contraint. Comment élargir cette pratique qui
consiste à jouer de la lettre, de la page, du sens et du livre ? Vers où
pousser la limite du langage, de l’affichage, de l’édition, de la
graphie ? Quand Thoreau explore les méandres de son esprit botanique,
philosophique et lyrique dans Walden,
il déborde les genres et les disciplines. C’est ce que je demande à ma
pratique. Sans perdre de vue qu’il s’agit de toucher un lectorat, de le sentir
proche et complice. Je suis un enthousiaste, un rêveur, un butineur. J’aime avant
tout la brièveté. Comme j’aimais les blocs Lego : parce qu’ils
construisent des mondes variables. Toutes les formes brèves m’attirent :
le pantoun et le haïku, le sonnet et le rondeau ; mais aussi le caractère
à la manière de La Bruyère, la nouvelle (bijou mésestimé de notre tradition
occidentale), le microrécit qu’explore Régis Jauffret... Ainsi votre question
devient : qu’est-ce qui motive la forme de mes écrits? Disons que je
chemine avec un tempérament de poète, mais que je me sens écrivain. La poésie
est un carrefour où me ramènent mes écrits – de narration, de dialogue, de
réflexion. Et la littérature est le pays d’origine auquel je reviens avec toutes
mes échappées – performance, Land-Art, installations, interventions et arts de
lettres.
Votre poésie est multisectorielle. Elle
touche l’histoire de l’art, les archives familiales, les jeux. Que dites-vous
pour votre défense ?
Je
plaide coupable. Aucune circonstance atténuante, si ce ne sont les limites de
ma constitution, le poids de mon hérédité et la force de mon conditionnement.
Vous avez trouvé le motif que nous cherchions tout à l’heure et qui me
pousse à écrire : partir d’une archive
personnelle, jouer à la faire parler
en regard de ce l’Histoire de l’art
peut m’inspirer.
Dans vos recueils, il y a le concept du Musée Moi qui revient. A-t-on droit ici
au conservateur des objets ?
Il y a
tellement d’employés dans ce bazar-là ! Et c’est moi qui dois tenir tous
les rôles. Concierge, homme à tout faire, responsable des services
administratifs, directeur du financement, responsable des communications, concepteur
et rédacteur, bibliothécaire de survie en chef… Conservateur des objets me
plait bien. Réparateur aussi. Pas jeteur, en tout cas.
On en revient au jeu et à la pédagogie.
Pouvez-vous nous parler du concept de bibliothèque de survie ?
Je
termine un manuscrit de 80 000 mots pour répondre à une telle question… Disons
que c’est une folle entreprise. J’ai eu l’idée que ce sont les livres qui nous
sauvent et que j’allais faire vivre une bibliothèque sauvage sur les îles de
mon village. Pendant huit ans, j’ai pris soin des lieux et retracé les
interactions avec les visiteurs-lecteurs. J’ai poursuivi mon irrésistible inspiration
jusqu’à placer des bibliothèques dans les communautés francophones de la Cap
Sainte-Marie, en Nouvelle-Écosse, jusqu’à La Fourche, au Manitoba. Des écrivains
ont été mes bibliothécaires de survie et m’ont guidé dans des paysages
littéraires incroyables. Tout ce temps, j’ai tenu un journal de l’aventure,
cueilli des haïkus et marié des îles. Les gens auront un aperçu de mes
péripéties sur mon site d’auteur : http://www.sagalane.com/livres/17-biblio.
Ne trouvez-vous pas que les bibliothèques
de survie rejoignent en quelque sorte les caches de nourriture chez les
Autochtones, en particulier chez les Inuits avec les inukshuk (servant de cache
et de repère visuel) ?
Tout à
fait. Notre appartenance au territoire nécessite ce jeu de cachette pour qui
veut survivre de manière traditionnelle. Moi je cache des livres, parce que je
veux survivre à l’ennui. La culture est ma bouée. Et j’apprécie énormément ce
que la nature cache : des petits atocas, des pins pour protéger du soleil,
du granit pour résister à la vague, des panoramas splendides… Le géocaching a
eu sa part dans la mise en branle du projet. L’idée de trouver un trésor – recueil
de poésie, récit, album pour enfant – redonne au lecteur une pulsion cachée. Et
la beauté du territoire se charge du décor de lecture. La réalisation de ma
bibliothèque a été profondément ancrée dans le cycle des saisons, autre
particularité des cultures autochtones. La vie des livres ne doit pas se couper
du dehors.
Les enfants vous perçoivent-ils comme les
grands ?
C’est
une magnifique question, parce qu’elle vient du cœur. Une question d’enfant, directe
et fulgurante. Les enfants vont vite à l’essentiel dans ma démarche. Ils
jettent par-dessus bord la raison et le calcul, ils font confiance à leur fantaisie,
gonflent les voiles de leurs élans joueurs et de leurs rêves possibles – et
nous partons à l’aventure. Ils me voient pour l’excentrique libre et
heureux que je me plais à être.
Avez-vous déjà songé à écrire de la
littérature jeunesse et au conte (qui rejoint la poésie) ?
Les
enfants me le demandent souvent, ils me suggèrent des idées et des titres. Ils
ont raison. Mais je n’écris pas plus par âge que par genre… (Nous retombons
dans la première question.) J’ai tout de même un curieux projet de fables,
ciblant jeunes et moins jeunes. J’aurais peut-être besoin de quelques clones au
Musée Moi pour réaliser tout ça ! Tout de même, mes projets scolaires me
permettent d’exploiter l’univers merveilleux de l’enfance – un cirque
littéraire, un Bazar des Objets Ultra-Merveilleux, une légende de plumes… Je
crée beaucoup avec les enfants, et pas seulement pour eux.
Être poète en région, cela fait-il de vous
un voyageur curieux d’explorer le monde ?
Vous me
mettriez dans la jungle que je voudrais voir l’Arctique, dans les steppes que
je rêverais de mégapoles… Je suis un gourmet
insatiable.
Y a-t-il un projet d’exploration
littéraire dans l’air ?
Plusieurs.
La publication de 17bibliothèque
de survie est prévue en mars 2021. J’ai reçu une subvention de création
pour me consacrer à l’écriture de 84promenade
du statuaire, dialogue lyrique avec la statue de Polycarpe Moreau, en son
cimetière d’Hébertville-la-Station. Et quelques projets mijotent – sur les
jardins, les temples, la science, les sports… Pas de quoi m’ennuyer donc, la
survie est belle.
© Entretien
et photos, Denis Morin, Charles Sagalane, 2020
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