lundi 1 juillet 2019

Entretien avec Julia Kerninon





Elle nage en écriture comme un poisson dans l’eau depuis l’enfance, à l’âge où l’on forme et trace des lettres sur papier avec un crayon ou grâce à une machine à écrire. Elle écrit avec le mot juste qui fascine, vous émeut et vous foudroie. Il m’a semblé pertinent de m’entretenir avec elle entre autres sur la littérature et la condition féminine.

L’écriture vous est-elle moments de grâce, destinée ou fatalité ?

Je passe beaucoup de temps à travailler, à essayer, à réfléchir – j’écris et je me relis beaucoup, je jette des pages et des pages de chaque livre. Mais c’est vrai qu’il y a aussi des moments de grâce, des heures intenses à l’issue desquelles la page écrite est impeccable, n’aura jamais besoin d’être corrigée. Je ne sais pas si c’était ma destinée, ni si c’est une fatalité, je crois que c’est la vie que j’ai choisie pour une multitude de raisons, et tant que ça m’intéressera je continuerai.

Vos personnages viennent-ils à vous ?

Oui, on peut sans doute dire ça comme ça. Mes personnages ressemblent rarement à des gens que je connais, ils sont plutôt tissés d’autres personnages de romans que j’ai lus, et de choses que j’ai vues, mais tôt ou tard ils ont une personnalité très précise pour moi.

Qui a le dernier mot, le personnage ou vous ?

C’est le livre qui a le dernier mot. Les personnages et moi obéissons au livre.

Un roman s’écrit-il avec un plan établi ou spontanément ?

Je dirais que ça dépend des livres et des moments de travail. Je commence toujours spontanément, et je fais un plan un peu plus tard, quand j’ai accumulé beaucoup de matière, je fais un plan pour comprendre ce que je raconte et retrouver ma route.

En quoi votre écriture est-elle féministe ?

J’écris des livres dont les héroïnes sont des femmes, et des femmes puissantes, courageuses, intelligentes, autonomes, pleines de vitalité, avec une intériorité.

Tenez-vous cercle littéraire ou allez-vous seule votre chemin ?

Plutôt seule, mais je fréquente quelques bons écrivains et je vis avec un excellent lecteur.


Sans parler d’influences, vous sentez-vous une parenté avec d’autres écrivains ?

J’admets volontiers être influencée par les livres que j’aime. J’aime Philip Roth, Jim Harrison, Ted Hughes, Toni Morrison, Lionel Shriver, Linda Lê. Beaucoup, beaucoup d’autres. Je me sens proche d’eux. Je comprends ce qu’ils disent, je crois, même si je ne sais pas forcément le dire moi avec tant de grâce.

À quoi ressemble une journée d’écriture ?

J’emmène mon bébé chez sa nourrice à 9 h, je passe à la boulangerie acheter le petit-déjeuner, je lis toute la matinée pour me préparer, je travaille sur d’autres choses, je fais de la traduction, je réponds à mes mails, je rédige de petits articles, des choses comme ça, et puis peut-être j’écris une heure avant d’aller chercher mon bébé à 17 h 30, et je me remets à écrire quand il est couché, à 20 h. Quand j’étais plus jeune, j’écrivais beaucoup, parfois toute la journée, mais maintenant j’ai arrêté de penser que c’était nécessaire. Quand je termine un livre, là j’écris toute la journée, parce qu’il faut boucler, parce que je suis dans l’urgence, mais 80 % du livre, je l’écris comme ça, doucement, heure par heure, en réfléchissant beaucoup avant. Il m’arrive souvent de ne pas écrire pendant une semaine, peut-être même un mois. J’écris toujours, mais je veux dire que je ne travaille pas toujours au roman de façon continue. Je trouve que c’est beaucoup de concentration, et j’ai besoin de faire des pauses.

Outre l’écriture, y a-t-il d’autres formes d’art qui vous chamboulent ?

J’aime la peinture, bien sûr, énormément. Je ne pratique pas, mais je lis beaucoup de livres sur la peinture. Pendant mes dernières vacances, je n’ai fait que ça : visiter un musée de peinture par jour, à La Haye. C’était mon idée des vacances idéales.

L’équité est-elle atteinte entre femmes et hommes de lettres ?

Bien sûr que non. Ni là ni nulle part, je pense. Où qu’on aille, les hommes sont plus respectés, ils sont ce qui va d’emblée, ce qui est évident, tandis que nous les femmes apparaissons toujours comme une option secondaire. On dit beaucoup de choses passionnantes récemment sur les bienfaits qui découleraient du fait de rendre aux femmes leur place égale dans le monde, de les laisser avoir autant d’impact que les hommes sur les décisions qui nous concernent tous. C’est tellement choquant, je trouve, ce qui se passe. Je lisais la semaine dernière le dernier ouvrage de Rebecca Solnit, j’avais envie de pleurer pour les miennes, pour cette façon épouvantable dont nous sommes traitées. Mais je trouve qu’il y a un sens des priorités, et que l’équité entre les hommes et les femmes en littérature n’est pas le plus urgent. Le plus urgent, ce serait plutôt l’égalité des salaires, un positionnement radicalement différent sur la question du viol, la fin des violences obstétricales, un congé paternel obligatoire, des modes de garde facilités… Le plus urgent, pour le dire simplement, ce serait d’établir une fois pour toute que la femme n’est pas inférieure à l’homme, ni à son service, ni plus résistante ni plus solide ni moins sensible à quoi que ce soit.

Le fait de vous être méritée maints prix littéraires vous a-t-il paralysé à un certain moment ou cela vous a donné des ailes ?

Cela m’a donné du temps, parce que la majorité des prix que j’ai eu la chance de recevoir étaient dotés, et j’ai donc pu prendre plus de temps pour écrire, et m’inquiéter un peu moins. Et bien sûr ça m’a aussi rassurée, établie, solidifiée.

Le roman et le récit (biographique) sont les genres abordés, mais seriez-vous tentée par le cinéma, le théâtre ou la poésie ?

J’ai écrit beaucoup de poésie il y a dix ans, mais personne ne veut la publier pour l’instant. J’essaie d’écrire pour le théâtre depuis deux ans, je ne me trouve pas très douée mais la metteuse en scène qui m’a commandé le texte a l’air assez satisfaite, alors je ne sais pas. Je ne peux pas écrire pour le cinéma, parce que j’ai vu très peu de films, c’est vraiment quelque chose que je ne connais pas bien. Mais j’aimerais écrire un thriller, un album pour les petits, des livres pour enfants, des essais.

© Photos, Julia Kerninon,
    entretien, Julia Kerninon,
    Denis Morin, 2019


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