jeudi 2 décembre 2021

Entretien avec Baptiste Thery-Guilbert

 

Baptiste Thery-Guilbert est un jeune écrivain qui semble surgi de nulle part, mais l’écriture le hantait depuis l’aube de l’adolescence. J’ai voulu m’entretenir avec cet auteur qui vient de recevoir le Prix du roman gay 2021, catégorie roman court, avec Pas dire paru en 2021 chez Annika Parance Éditeur à Montréal. En le lisant, j’ai pensé inévitablement à Hervé Guibert et à Yves Navarre. (Je suis le seul membre québécois à ce jour de l’Association des Amis d’Yves Navarre. Il y a une parenté entre Guibert, Navarre et vous, comme entre deux cousins et un oncle.)

Bonjour Baptiste, vous sentez-vous un héritier de Guibert et de Navarre ?

Revendiquer un héritage serait peut-être un peu lourd à porter, mais il est indéniable que ces deux auteurs m’ont fortement influencé. Ce sont deux personnes qui ont été malades du sida au début de l’épidémie en Europe et qui ont écrit sur leurs vécus très tôt. Ils ont été les premiers à porter ce projet littéraire : faire de la maladie (celle que l’État et les groupes pharmaceutiques ont ignorée volontairement) un objet politique et artistique, montrer, se montrer. Je ne pouvais pas écrire un livre sur cette période sans passer par eux. Au-delà de simples références livresques, de simples livres, ce sont leurs histoires et leurs réalités qui m’inspirent, qui me soutiennent quand je suis en recherche de repères. Ce ne sont pas les seuls, mais il est certain que ces deux auteurs comptent beaucoup.

Que lisiez-vous à l’adolescence ?

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, je lisais très peu à l’adolescence — en revanche j’écrivais, beaucoup. J’ai commencé à lire juste avant mon passage à l’âge adulte, à la fin du lycée. Fou de Vincent d’Hervé Guibert a été un des premiers livres que j’ai lu, avec Ce qu’aimer veut dire de Mathieu Lindon. Je garde aussi un bon souvenir de La meilleure part des hommes de Tristan Garcia, mais je ne vais pas faire ici un inventaire de tous ces livres pourtant si importants…

Jeune homme gay en recherches de repères et de réponses, tous ces livres ont été comme des phares dans un quotidien marqué par l’homophobie et un fort sentiment de solitude. Entendons-nous bien : j'étais entouré par ma famille et mes amis, mais j’étais seul par ma condition, j’avais l’impression d’être le seul homosexuel de ma ville. Dans ces situations-là les livres sont des compagnons de route.

Il est des phares qui sont plus lumineux que d’autres, il est des phares plus beaux, aussi. Une lecture qui m’a sauvée la vie c’est Réflexions sur la question gay de Didier Eribon, pour sûr. Les romans-poèmes de Mathieu Riboulet également, et à moindre mesure certains romans de Philippe Besson. En grandissant je me suis ouvert à d’autres littératures, « homosexuelles » ou non ; si je devais développer un peu cette liste, je parlerais de Jean Cocteau et de Jean Genet, des fabuleux romans de Jean-Baptiste Del Amo, de Patrick Modiano, de Pierre Herbart et ceux d’Abdellah Taïa. James Baldwin est un écrivain qu’il est nécessaire d’évoquer ici, également. 

 


Qu’est-ce qui a déclenché l’écriture de ce roman ?

Au commencement d’un roman il y a une crise, je pense que tout écrivain connaît ça. S’en suit une créativité de la crise, pour reprendre le titre d’un essai brillant d’Evelyne Grossman.

La littérature liée à l’épidémie de sida prend une part importante de la « littérature LGBT+ », et ce n’est pas pour rien non plus — c’est pourquoi elle fait partie intégrante de notre histoire et de notre culture. Il y a ce besoin viscéral de dire, et c’est dans ces moments-là que l’écriture se déclenche.

Crises collectives… et crises individuelles. Pour ma part, n’ayant pas vécu cette période autrement que par procuration (je suis bien trop jeune pour ça), c’est une histoire amoureuse à la complexité terrifiante qui a entrainé le mouvement vers l’écriture. Il s’agissait alors de la comprendre, d’abord, puis de la dire, concrètement, dire et écrire les choses passées sous silence — et, par la même occasion, reprendre le dessus sur cette histoire pour en réduire les dommages. Je ne pense pas que l’écriture doive servir à se consoler, mais dans le cas d’une histoire comme celle-ci (que vivent fréquemment de jeunes LGBT+ en relation avec d’autres personnes qui refoulent leurs désirs), l’écriture, au-delà de la consolation personnelle, est un outil d’émancipation et d’empouvoirement.

Je suis fasciné par le fait que vous avez écrit sur une période précédant votre naissance et c’est fabuleux. L’époque est bien rendue. Est-ce que la recherche fut faite dans les archives ou auprès de proches ?

On parlait juste avant de ce qui a déclenché l’écriture de ce roman. Les histoires que me racontait ma mère quand j’étais jeune ont été une source d’inspiration ; les raconter à mon tour en me les réappropriant a été ensuite une nécessité. Elle avait vécu cette période, personnellement. Elle avait perdu des amis, des proches, de la famille. Quand j’y pense, je me dis que j’ai baigné là-dedans depuis l’enfance. Bien sûr, des recherches ont été nécessaires (feuilleter des journaux de l’époque aux archives, interroger des contemporains de cette période, lire des livres et voir des films sortis ces années-là, relire Guibert, encore et encore, surtout son Journal qui est une source inépuisable d’anecdotes personnelles et historiques…). Ma mère est restée malgré tout mon interlocutrice privilégiée.

Est-ce que Pas dire comme titre va dans le sens ‘’Don’t ask, don’t tell’’ si présent dans l’armée ou bien dans les sports considérés très virils comme le football américain, le rugby, le hockey ? Ou est-ce justement l’affirmation de sa différence ?

Bien sûr le poids des injonctions joue pour beaucoup, qu’elles soient implicites ou explicites. Pas dire c’est : non, ton désir n’a pas sa place ici. Pas dire c’est : non, il ne faut pas déranger l’ordre établi. Pas dire c’est : non, il ne faut pas affirmer ta soi-disant différence. Quelle est la valeur d’une différence imposée par l’autre ?

Il est « amusant » de constater que l’omerta est d’autant plus présente dans les milieux virils, patriarcaux et/ou masculinistes, comme si remettre en question ces modèles serait forcément remettre en question les fondements de ces institutions (sportives, religieuses, militaires…). On sait aujourd’hui les conséquences qu’ont ces modèles et les comportements qui en découlent sur les individus, bourreaux comme victimes.

 Se cacher est une tactique qui s’imposent aux personnes LGBT+ malgré elles. Bien entendu, je pense qu’il est grand temps d’en finir et de faire en sorte que vivre dans le secret ne soit plus une nécessité de survie. Il reste encore de nombreux milieux et de nombreux pays où ces modèles mortifères demeurent, il reste du travail !

Au moment de l’écriture de Pas dire, aviez-vous conscience que l’histoire de cet amour à l’ère du Sida pourrait se lire de la mort de l’un à la rencontre ou dans le sens contraire ?

J’ai inversé la chronologie du roman au dernier moment. J’avais peur que la référence à Guibert (Fou de Vincent utilise le même procédé) soit trop évidente, et puis j’ai finalement décidé de l’assumer complètement. J’aime particulièrement l’expérience de lecture que provoque le renversement de la chronologie. J’ai personnellement des difficultés à raconter des histoires que j’ai vécues lorsqu’elles sont longues, mes souvenirs récents effacent toujours les précédents. Raconter quelque chose du début vers la fin n’a jamais été une évidence pour moi. Comment ça a commencé ? Je ne sais pas. Mais je sais comment ça a fini. C’est toujours ce qu’on retient, la fin. Partant de ce constat, commencer par la fin est devenu comme une évidence à laquelle je ne pouvais plus échapper.

Pourquoi avoir publié au Québec avant la France ? Il vous semble que vous aurez un ouvrage à paraître en 2022, mais cette fois-ci en France. Pouvez-vous nous en parler ?

Comme souvent, c’est une histoire de rencontre(s) littéraire(s). J’ai découvert la maison d’édition Annika Parance avec deux de ses auteurs, Mario Cyr et Juan Joseph Ollu. J’ai envoyé mon manuscrit sachant qu’elle publiait des romans sur le désir masculin, des récits fragmentés… mais surtout, c’est la collection Sauvage qui m’a attirée : la concision et le dépouillement des textes publiés dans la collection, et le fait que la première de couverture soit placée de l’autre côté de l’objet-livre. C’était parfait pour mon texte qui se lit de la fin vers le début ! Comme si la collection était faite sur mesure. En envoyant le manuscrit, jamais je n’aurais pensé voir mon nom apparaître sur l’un des livres de la collection, alors quelques semaines après l’envoi quand j’ai reçu un mail d’Annika Parance disant que mon texte l’avait touchée, j’étais extasié ! Quelques mois plus tard, je voyais mon livre imprimé et diffusé, c’était irréel. Ça l’est toujours.

En tant qu’auteur résident en France j’ai voulu travailler avec une maison d’édition française pour mon texte suivant. C’est un roman qui s’inscrit dans la ville où j’ai grandi, Marseille, et qui poursuit des thématiques qui me sont chères — dont certaines déjà abordées dans Pas dire —, une relation qui s’installe dans les non-dits, le poids de la norme et son expérience pour une jeune personne considérée différente, assignée à cette étrangeté, un passage à l’âge adulte relativement violent…

Quelles émotions ressent-on à recevoir un tel prix si jeune ?

Une joie immense, bien sûr, mais surtout un sentiment de reconnaissance. Être publié si tôt et recevoir un prix pour son premier roman, ça me redonne confiance pour mon travail d’écriture, ça m’incite à continuer encore et encore. Ce prix-là était très important pour moi quand j’étais plus jeune. J’allais sur le site du prix du roman gay et je regardais les lauréats, tous les ans, pour ensuite aller en acheter quelques-uns en librairie. Gérard Goyet fait un merveilleux travail depuis la création de ce prix.

J’aimerais dire à l’adolescent que j’étais : ça va aller mieux ensuite… la preuve !

Vous projetez-vous dans l’avenir ou pas ?

Juste assez, pas trop pour ne pas sombrer dans l’angoisse. Quand je me projette sur le long terme il me vient un vertige que je peine à contrôler. Je sais ce que je dois faire demain, la semaine prochaine et le mois d’après. Dans un an ? Je ne sais pas, je ne peux pas. Je sais que je vais continuer à écrire parce que c’est ce que je sais faire de mieux, c’est ce qui maintient la tête hors de l’eau, c’est ce qui m’a procuré le plus de joie ces dernières années. « Écrire pour ne pas mourir », comme le chante Anne Sylvestre.

Seriez-vous tenté de vous lancer dans l’écriture d’une histoire à la Madame Bovary ?

Je dois l’avouer, je n’ai jamais été attiré par ce type de romans. Je m’explique : le roman français tel qu’on l’étudie à l’école m’a souvent profondément ennuyé. Je sais que ça va à l’encontre de ce qu’on peut entendre habituellement, d’autant plus quand on se revendique écrivain, mais je l’assume. Je pense qu’il y a une beauté et une utilité dans la manière dont les écrivains contemporains se libèrent des conventions littéraires pour créer quelque chose de radical, précurseur et révolutionnaire. À quoi bon des phrases sans conséquences et sans émotion ? S’il faut écrire, c’est pour provoquer quelque chose, sinon je n’en vois pas l’intérêt.

Bien sûr que tous les livres écrits avant nous font partie de notre histoire, de notre patrimoine littéraire — sans Guibert, je n’aurais pas écrit ce livre ; sans Thomas Bernhardt et Fritz Zorn, peut-être que Guibert n’aurait pas écrit À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ; sans Kafka et Dostoïevski, Thomas Bernhardt n’aurait peut-être pas écrit ses textes ; etc. Mais c’est omettre que la littérature qui reste s’est toujours faite à la marge, en opposition au courant littéraire précédent ; même si, tout comme l’histoire, la littérature qu’on étudie est celle des vainqueurs (ce n’est pas sans raison que ces dernières années des universitaires des éditeurs et des lecteurs déterrent tous ces écrivains oubliés par le passage du temps ou par une absence volontaire d’intérêt à leur encontre ; à chaque fois c’est une histoire qu’ils déterrent, une parole, et bien sûr je trouve ça très important).

Est-ce que les amours (im)possibles seront toujours à la mode ?

Quand je lis des livres comme De sel et de fumée d’Agathe Saint-Maur, M.M.M.M de J-P Toussaint… je me dis que Roméo et Juliette n’est jamais loin. Je ne pense pas que les amours impossibles soient un effet de mode, en atteste notre patrimoine littéraire. Je pense néanmoins qu’il faut politiser cette question quand c’est approprié et se demander : pourquoi cet amour-là est impossible ? au-delà des raisons personnelles. Quels sont les facteurs externes qui mettent en péril cette relation ? L’homophobie intériorisée conditionne nombre de nos relations amoureuses. La violence du quotidien qui impacte notre état mental à la longue, quand on essuie l’insulte, quand on entend des horreurs à notre encontre, aussi. Écrire me permet en partie de répondre à ces questions-là qui m’obsèdent. Il faut toujours se demander : pourquoi ? est-ce ainsi que se passent les choses ?

Décrivez-vous en cinq mots ?

J’ai demandé à une amie proche de répondre à cette question pour moi et voici ce qu’elle a répondu : extrême, papillon (effectivement, je papillonne), empathique, sensible, et obsessionnel. Et pour ma part je rajouterai : pédé. C’est inévitable, c’est mon étiquette, et je la revendique.


© Photos, Lou Dupont, Baptiste Thery-Guilbert; entretien, Denis Morin, Baptiste Thery-Guilbert, 2021

 

 

 

 

 


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